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  • Photo du rédacteurCharles MARTY

Tensions sur Taïwan, rupture ou continuité sécuritaire pour l’Asie ?

La rencontre de Shangri-La du 10 juin a vu une passe d’armes entre les diplomates chinois et occidentaux sur la question de Taïwan. Les propos tenus par chaque camp, même s’ils sont l’écho d’une rhétorique de plus en plus guerrière, sont l’écho d’une réalité de plus en plus ancrée : un conflit direct entre Pékin et Washington, avec l'île de Taïwan comme enjeu essentiel, est inévitable.


 

Habituellement consacré à des échanges partenariaux politiques et sécuritaires dans les régions de l’Asie du Sud-Est et de l’Indopacifique, le Dialogue de Shangri-La tenu à Singapour ce 10 juin 2022 a vu la Chine appuyer ses revendications sur l’île de Taïwan avec un discours agressif, menaçant tout pays cherchant à s’aligner sur Taïpei. Si les enjeux géopolitiques entourant les frictions entre les deux Chines rendent ce discours d’autant plus inquiétant pour la sécurité de la région, on ne peut pour autant parler de rupture stratégique, tant Pékin se prépare depuis plusieurs années à reconquérir l’île.


Ainsi, bien que le ministre chinois de la défense Wei Fenghe ait averti avec des mots forts que la Chine accomplira sa réunification, et « se battrait jusqu’au dernier homme » contre quiconque tenterait de séparer Taïwan de la Chine continentale, cela ne représente pas le franchissement d’un véritable seuil de tensions sécuritaires : la question de Taïwan est ancienne, et a longtemps influé les relations qu’entretenaient le reste du monde vis-à-vis de la Chine, mais l’évolution de la position de Pékin sur le sujet a été entamée il y a déjà plus de dix ans.



Une rivalité géopolitique entre Taïpei et Pékin datant d’un siècle


L’île de Taïwan en elle-même, également appelée Formose, a une importance stratégique majeure, donnant un accès complet à l’océan Pacifique et disposant d’un important espace aérien et maritime proche des côtes chinoises. De plus, son sol riche en matériaux semi-conducteurs et en métaux rares fait de Taïwan un nexus économique considérable, du fait de la numérisation exponentielle des sociétés asiatiques et occidentales, et représente une alternative au monopole croissant sur les terres rares exercé par Pékin.

Mais c’est surtout un aspect politico-historique et idéologique qui motive la République Populaire de Chine (RPC) à vouloir réunifier l’île en son sein. Un reliquat de la guerre civile chinoise de 1927 à 1950, entre le Parti Communiste Chinois (PCC), ou Gongchandang, et le Parti Nationaliste Chinois, ou Kuomintang (KMT), Taïwan est perçue par Pékin comme une province sécessioniste faisant partie intégrante du territoire chinois, et non un Etat souverain et indépendant.

Dès la proclamation de la RPC en 1949, son dirigeant Mao Zedong avait tenté de s’emparer de l’île, sans succès du fait de la supériorité mécanique de la marine et de l’armée de l’air des nationalistes. Mais surtout, dès 1950, les Etats-Unis avaient déclaré qu’une invasion de Taïwan déclencherait une déclaration de guerre entre Pékin et Washington, et avaient stationné une partie de leur flotte du Pacifique entre la Chine continentale et Formose. Ces manœuvres, et la menace américaine d’un bombardement nucléaire de la Chine ont mis fin aux tentatives de Pékin de conquérir l’île. Enfin, après le décès de Mao Zedong en 1976, son successeur Deng Xiaoping a cherché une voie diplomatique au conflit, via une politique de réunification par le dialogue.


C’est sous ce dernier que le concept de « Chine unique » a pris sa forme actuelle, celle d’un statu quo d’une « seule Chine, deux systèmes », qui a coïncidé avec la reconnaissance de la PRC par les États-Unis, et l’ouverture de relations diplomatiques entre Pékin et Washington en 1979. Ce concept devait assurer, en échange d’une résolution pacifique du différend taïwanais, la reconnaissance d’un seul gouvernement chinois par la communauté internationale, et donc exclure toute intervention étrangère dans le processus de réunification. La conséquence la plus importante a été la fin de la représentation diplomatique taïwanaise à l’ONU, et la fermeture des ambassades étrangères – notamment américaine – à Taïpei. Aujourd’hui, seuls 22 pays entretiennent des relations diplomatiques, généralement informelles, avec Taïwan.

Si Taïwan a été la grande perdante de cette ouverture, les Etats-Unis se sont toutefois engagés à continuer de fournir des armes d’autodéfense à l’île, et à approfondir aussi loin que possible ses liens avec le gouvernement de Taïpei, grâce au Taïwan Relations Act de 1979, tout en respectant la politique de la « Chine unique ». D’une certaine manière, ce respect par Washington de la politique de la « Chine unique » est le seul obstacle à une proclamation d’indépendance officielle de Taïwan.



L’escalade progressive du discours de Pékin


Avant même l’accession au pouvoir de Xi Jinping en 2012, la ligne officielle du Parti Communiste Chinois s’est peu à peu durcie vis-à-vis de la « province rebelle ». En effet, le Livre Blanc sur la question taïwanaise publié en 2000 par Pékin a rendu la position chinoise bien plus agressive concernant la « réunification pacifique » avec le continent : il permettait notamment un recours à la force si Taïwan montrait, par un report des négociations, qu’elle n’était pas de bonne foi dans le processus de réunification. Ainsi, au cours du premier mandat de Xi Jinping, mais aussi celui de son prédécesseur Hu Jintao, les discours de Pékin sur la question de Taïwan sont passés d’une ligne de simple galvanisation populaire à celle d’une revendication à portée internationale. Mais surtout, les années 2000 et 2010 ont vu un réarmement d’une importance croissante et d’une modernisation rapide de l’Armée Populaire de Libération (APL) au cours des 10 dernières années.


Mais depuis la réélection de Xi Jinping au secrétariat général du PCC en octobre 2017, le discours est devenu considérablement plus agressif : l’adjectif « pacifique » a peu à peu été abandonné dans les éléments de langage chinois concernant la réunification avec Taïwan, et en 2018 le commandement régional de la mer de Chine méridionale a réhaussé son niveau de préparation pour « faire face à une guerre ».

De fait, depuis 2020, les démonstrations de force de l’APL et les survols de l’espace aérien taïwanais par des avions de chasse chinois de la FAAPL sont devenus quotidiens. La Chine a notamment réalisé des exercices à grande échelle et des simulations d’invasion de l’île, et la communication officielle de Pékin s’est centrée sur une banalisation de l’hypothèse d’une guerre pour Taïwan. Au point où, en mars 2021, des membres de l’Etat-major américain ont considéré qu’une invasion de l’île par la Chine n’était plus une possibilité mais une inévitabilité. La diplomatie de Pékin a par ailleurs affirmé à plusieurs reprises que la réannexion de Taïwan, ligne rouge non négociable pour le pouvoir chinois, serait synonyme de l’accession de la Chine au rang de première puissance mondiale. Il s'agit d'une priorité pour Xi Jinping devant être réalisée d’ici 2049, le centenaire de la proclamation de la RPC.

Le changement de discours en Chine s’est progressivement imposé de manière parallèle à la perte de pouvoir du Kuomintang à Taïwan : l’ancien parti nationaliste a perdu en influence dès l’engagement de la transition démocratique effectuée dans les années 1980 sous l’influence du président Lee Teng-Hui. Ce dernier, ayant officiellement renoncé à l’usage de la force militaire dans le but de reconquérir le continent, avait engagé le Kuomintang sur une politique de réconciliation et de réunification avec Pékin, qui avait paradoxalement tissé de forts liens politiques avec le KMT pour tenter d’influencer l’opinion taïwanaise.

Mais il avait aussi paradoxalement ouvert la voie à la possibilité d’une autonomisation, qui s’est incarnée dans le Parti Démocrate Progressiste (PDP) ou Minjindang, qui a conquis le pouvoir en 2000 avec l’élection de Chen Shui-Ban. Après un retour au pouvoir en 2008, le Kuomintang a été écarté en 2016 avec l’élection de Tsai Ing-Wen, actuelle présidente de la République de Chine issue du PDP. Depuis son accession au pouvoir, Mme Tsai a tenu une ligne plus indépendantiste que ses prédécesseurs, déclarant en octobre 2021 que la République de Chine et la RPC sont « mutuellement exclusifs ».


Enfin, cette radicalisation du discours de Pékin a coïncidé avec l’élection en 2016 du président américain Donald Trump, qui a entamé le pivot américain vers l’Asie initialement formulé par son prédécesseur Barack Obama, en redirigeant l’attention des États-Unis vers la région Indo-Pacifique. Mais D. Trump a surtout forcé Pékin à accélérer son calendrier en déclarant une guerre commerciale à l’encontre de la Chine, et en se rapprochant de Taïpei.



Quelles conséquences pour la région ?


La RPC a affiché de manière de plus en plus ouverte ses ambitions globales, notamment en mer de Chine orientale, où elle conserve un contentieux avec le Japon au sujet des îles Senkaku, et en mer de Chine méridionale, où elle cherche à imposer sa suprématie. De même que pour la question de Taïwan, la position du pouvoir chinois s’est durcie, au point où les garde-côtes chinois ont été autorisés à faire usage de la force pour faire respecter la souveraineté de Pékin sur son espace naval, y compris dans des eaux contestées.

Comme nous l’avons constaté, la position de Pékin vis-à-vis de Taïpei a connu un glissement important au cours des 20 dernières années, et la réunification semble désormais être la première priorité du régime de Xi Jinping en matière de politique étrangère. De plus, le complexe militaro-industriel chinois a réalisé l’exploit remarquable de hisser les forces de l’APL au second rang mondial, grâce à des dépenses militaires représentant 1,7% de son PIB et étant fortement portées sur l’innovation. Le développement rapide et la mise en service de nouvelles générations de chasseurs furtifs, de missiles hypersoniques, de sous-marins nucléaires d’attaque, de drones d’appui et de reconnaissance, et de porte-avions à catapultes, ont également contribué à mettre les capacités opérationnelles de la Chine à un niveau proche de celui des armées américaines.

Tout porte ainsi à croire que, dans une trajectoire similaire à celle de la Russie envers l’Ukraine au cours des 2 dernières années, la RPC tentera de réannexer Taïwan avant la fin de la décennie.

De l’autre côté du Pacifique, l’actuel président américain Joe Biden poursuit une politique de plus en plus conflictuelle vis-à-vis de la RPC, qui est aujourd’hui perçue comme la première menace envers les États-Unis par 89% de la population américaine. Cette perception a été aggravée par la pandémie mondiale du coronavirus, mais également par les allégations de crimes contre l’humanité commis par la Chine dans la région du Xinjiang contre l’ethnie Ouïghour. Ainsi, la question de Taïwan en tant que verrou de l’influence chinoise dans le Pacifique est devenue suffisamment existentielle pour que J. Biden affirme en octobre 2021 que les États-Unis interviendraient militairement pour défendre l’île en cas d’invasion par la Chine.

L’échelon supplémentaire que représentent les déclarations de ministre chinois de la défense au Dialogue de Shangri-La doit ainsi être compris dans le réseau plus vaste de tensions territoriales impliquant la Chine dans la région de l’Indopacifique : un accroissement des hostilités entre la RPC et Taïwan signifiera probablement aussi une hausse des tensions entre la Chine et le Japon, mais s’accompagnera également d’une assertivité renouvelée de la part de Pékin en mer de Chine méridionale. A long terme, l’augmentation progressive de ces tensions entraînera inévitablement une polarisation accentuée de la région Indopacifique entre les pays alignés sur les États-Unis, en particulier les membres du QUAD, et ceux alliés à la Chine.


Dans l’immédiat, les implications de la posture chinoise devraient toutefois se limiter à une accentuation des démonstrations de force chinoises à proximité de Taïwan. Dans le contexte de la guerre actuelle en Ukraine, il est peu probable que les États-Unis souhaitent malmener davantage l’économie mondiale en accentuant la guerre commerciale contre la RPC, ou prennent le risque d’aggraver la crise alimentaire qui se profile, si la Chine devait limiter ses exportations de nourriture.

De même, ans l'état actuel des relations commerciales globales, l'apport formidable en semi-conducteurs et en métaux rares que Taïwan représentent reste un pilier de stabilité du développement économique et technologique mondial. La Chine a su tirer profit du conflit russo-ukrainien pour accroître sa mainmise sur les échanges commerciaux en Asie, mais celle-ci pourrait s'effriter rapidement en cas de conflit ouvert. Il est donc à prévoir que le statu quo actuel se maintiendra dans les semaines et les mois qui viennent.



Conclusion


Le ton guerrier de la Chine au regard de la question taïwanaise est l’écho de l’évolution de la ligne politique du PCC depuis les années 2000. Au regard du réarmement considérable de la RPC, la question n'est plus de savoir si une tentative d’invasion de l’île arrivera, mais quand elle se déroulera, et quelles seront les conditions de cette reprise. De fait, un nombre croissant de simulations réalisées par les états-majors américains, tablant sur un affrontement se déroulant avant 2027, aboutit à une victoire de la Chine, même dans des scénarios où Taïwan est appuyée militairement par les États-Unis.


La prise de conscience des implications politiques, économiques et stratégiques à long-terme pour l’Europe est encore lente : au sein de l'Union, seule la France, à travers sa stratégie de maillage de l’Indopacifique et de rapprochement d'acteurs majeurs tels que l'Inde, semble porter un intérêt à la question. Mais un élément qui est souvent rappelé, signe que les institutions européennes ne sont pas aveugles vis-à-vis de Taïwan, est que le pouvoir chinois observe de très près le déroulement de la guerre en Ukraine. La Chine scrute en particulier la capacité des Occidentaux à soutenir Kiev de manière unifiée, tant par l'application de sanctions envers Moscou que par l'envoi d'armes aux Ukrainiens, au détriment de leurs propres formats d'armées et de leur économie.

Cette capacité remet d'ailleurs l'OTAN au centre de l'échiquier, alors que celle-ci était en perte de sens depuis plus de quinze ans, au point où, au cours du mandat américain de Donald Trump, le président Emmanuel Macron n'hésitait pas à affirmer que l'alliance atlantique était en état de « mort cérébrale ». Les déclarations et engagements de réarmement, mais aussi les démonstrations de coopération interarmées par les membres de l'OTAN, sont pesées dans la balance par la Chine face à la capacité de la Russie à gagner du terrain et à mettre hors service les équipements ukrainiens plus vite que les Occidentaux ne peuvent les remplacer. Ainsi, quelle que soit l’issue des tensions actuelles entre Pékin et Taïpei, il est fort probable que le déclenchement d’une éventuelle « opération militaire spéciale »par la Chine, comme la réaction des Européens à celle-ci, dépendent de la résolution du conflit actuel en Ukraine.

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