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  • Photo du rédacteurCharles MARTY

Les microréacteurs nucléaires, futur moteur de rivalités stratégiques ?

Alors que la technologie des petits réacteurs modulaires attire tous les regards, les industriels de l’énergie nucléaire se projettent déjà vers l’innovation suivante, les microréacteurs. Cette technologie pourrait être la révolution économique et militaire du siècle, mais elle présente des risques géopolitiques considérables.


 

L’énergie nucléaire est par nature géopolitique, de par la rareté des sources d’alimentation des centrales nucléaires et celle encore plus importante du savoir-faire dans le processus d’extraction et d’enrichissement du carburant et de construction de centrales. Les pays exploitant cette énergie constituent un club très exclusif dans lequel évoluent quelques grandes puissances, au premier rang desquels se trouvent les 5 membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations-Unies : la France, les Etats-Unis, la Chine, la Russie et le Royaume-Uni.


Malgré les progrès considérables que les énergies renouvelables ont connu sur la décennie passée, le nucléaire reste l’épine dorsale de nombreux réseaux énergétiques dans le monde, et produisait en 2019 10,3% de l’électricité mondiale. Pour cette raison, les évolutions techniques de cette source d’énergie, en particulier la question de sa miniaturisation, sont une source d’intérêt évidente pour les puissances du globe. Les microréacteurs nucléaires doivent ainsi être observés de près, car leur développement et mise en service pourrait modifier la carte stratégique du monde.



Les évolutions et miniaturisations de l’énergie nucléaire

La technologie nucléaire civile, malgré toutes ses performances énergétiques et environnementales, reste perfectible. Le dimensionnement important des réacteurs actuellement en service l’assujettit à un pilotage par des entités publiques telles qu’EDF en France ou d’immenses entreprises comme Entergy, Exelon ou Westinghouse Electric Company aux Etats-Unis. D’autre part, le rejet de petites quantités de déchets radioactifs non-recyclables l’empêche encore d’être une source d’énergie pleinement vertueuse. Ainsi, la recherche et le développement de l’énergie nucléaire se sont concentrés sur ces deux limites : la miniaturisation des unités de production d’électricité, et la maîtrise d’une forme de réaction propre ne générant aucun déchet, via la fusion nucléaire.


Concernant la miniaturisation, la dernière décennie a vu la recherche mondiale aboutir au développement de petits réacteurs modulaires (PRM), fonctionnant selon le même principe que les grands réacteurs (GR), mais avec plusieurs avantages forts. Leur petite taille permet une implantation dans des environnements où un GR ne pourrait pas être mis en œuvre. Leur modularité permet un assemblage en usine avant d’être transporté sur site pour l’installation, réduisant le temps et les coûts de construction ainsi que les retards, et permet une mise en circuit en « grappe » de plusieurs PRM.

La fin des années 2010 a vu le développement des premiers PRM à usage civil. Selon l’Agence Internationale de l'Énergie Nucléaire (AIEA), en 2020, plus de 70 PRM étaient en cours de mise au point dans le monde, notamment le ACP100 chinois de la CNNC, le RITM-200N russe de Rosatom ou le CAREM-25 argentin de la CNEA. En France, c’est le projet NUWARD, mené par un consortium composé de EDF, TechnicAtome, Naval Group et du CEA, qui doit aboutir à la conception d’un PRM en 2026.


Les microréacteurs nucléaires (MRN) sont l’étape suivante dans le processus de miniaturisation : là où un GR a une puissance moyenne d’entre 900 et 1700 Mégawatts (MW), et là où un PRM peut avoir une puissance entre 20 et 300 MW, un MRN doit afficher entre 1 et 20 MW. Cet apport est permis par une taille extrêmement réduite : le japonais Mitsubishi Heavy Industries, ou l’américain BWXT, prévoient de créer des réacteurs pesant moins de 40 tonnes, mesurant parfois moins de 4 mètres de large, et pouvant être embarqués sur un camion, à bord d’un navire, d'un train ou même d’un avion de transport.


L’objectif est clair : acheminer une énergie propre et stable de manière extrêmement mobile, afin d’alimenter des installations isolées du réseau énergétique, ou d’apporter une source d’électricité auxiliaire à des sites particulièrement gourmands en énergie. Les acteurs développant des MRN tablent sur des mises en service à l’horizon 2030, date à laquelle les PRM devraient déjà représenter plus de 10% des nouvelles capacités nucléaires mondiales, selon les chiffres de l’Agence pour l’énergie nucléaire de l’OCDE.


Un intérêt stratégique au recours à des microréacteurs

D’un point de vue purement militaire, des outils tels que les MRN développés par ces acteurs ont des avantages évidents : d’une part, au niveau opérationnel, le transport et le déploiement rapide des microréacteurs permettrait l’installation et l’alimentation de bases militaires temporaires, y compris en territoire disputé. La stabilité de cette alimentation garantirait communications, installations radar et capacités de brouillage de manière stable et immédiate dans le cadre de toute intervention.


Ces microréacteurs présentent également une solution potentielle au problème de l’alimentation énergétique de plusieurs projets d’armements de nouvelle génération. La technologie du canon électromagnétique en particulier, abandonnée par les États-Unis mais poursuivie par l’Union européenne au sein du projet PILUM, a besoin d’une alimentation électrique considérable pour propulser ses munitions. De même, le développement progressif des Armes à Énergie Dirigée (AED), regroupant les systèmes d’armes lasers, de canons à micro-ondes ou à impulsion électromagnétique (IEM) développés par plusieurs armées, repose sur un apport énergétique extrêmement important pour obtenir un effet physique sur leur cible.

La source d’énergie hautement mobile que représentent les MRN représente potentiellement une révolution opérationnelle, permettant le déploiement en terrain hostile, ou l’embarquement naval ou aérien de systèmes d’armement avancés capables de répondre à des menaces tactiques telles que des armes hypersoniques où des essaims de drones. Cette technologie redéfinirait donc en profondeur l’équilibre des technologies militaires, dans laquelle la Chine et la Russie semblent avoir pris un fort ascendant grâce à leur mise en service de planeurs hypersoniques.

Sur le plan civil, il y a également un intérêt fort à ce que cette technologie se démocratise. La réduction de volume des MRN, dans la lignée des PMR, contribuerait à la satisfaction de tous les besoins en électricité, et créerait donc un arc de solutions décarbonées pouvant remplacer la consommation d'énergies fossiles pour des puissances intermédiaires où pour des pays en développement.

Un déploiement de masse et les économies d'échelle qui seraient réalisées permettraient de fortes réductions de coûts, et rendraient le modèle des MRN extrêmement compétitifs. Leur modularité et standardisation permettraient d’envisager des gains considérables, en coût de capital comme en temps de construction. Ces MRN deviendraient plus abordables pour des localités extrêmement isolées que des centrales basées sur des ressources fossiles, ou même qu’une électricité basée sur des énergies renouvelables.


De plus, le recours à la réaction nucléaire présente l’avantage évident d’une longévité renforcée : d’une manière similaire à ce que l’on observe chez les réacteurs des sous-marins nucléaires français, un MRN est en théorie capable de fonctionner à pleine puissance pendant plus de 7 ans avant d’avoir besoin d’être ravitaillé en carburant.

Enfin, la grande mobilité de ces microréacteurs permettrait d’alimenter une installation ou une localité dans un laps de temps très court : pour son modèle eVinci en développement, Westinghouse promet une mise en circuit sous moins de 30 jours. Ce délai très resserré serait une aubaine pour des mises en circuit rapide dans des pays en développement, ou pour des missions temporaires, qu’il s’agisse d’opérations de secours en cas de catastrophe, d’hôpitaux éphémères, etc.


Quant au risque lié à la nature de cette source d’énergie, depuis la catastrophe de Fukushima-Daïchi, les protocoles de sécurité autour des réacteurs nucléaires ont été considérablement renforcés partout dans le monde. Les Américains, sensibles à la question depuis l’accident de Three Mile Island, centrent fortement leur communication sur la sécurité entourant cette technologie. Le risque d’un accident nucléaire, qu’il soit lié aux PRM en construction aujourd’hui ou aux MRN en développement, est plus faible que jamais.


Un concept qui présente déjà des risques géopolitiques importants

Malgré tous ces avantages, sur le plan politique et géopolitique, le risque que cette technologie accroisse les rivalités mondiales et régionales doit être pris très au sérieux, et doit s'inscrire dans une réflexion sur le temps long quant à nos dépendances énergétiques et stratégiques.


D’une part, il faut se rappeler que la technologie de fission nucléaire telle qu’elle existe aujourd’hui repose sur du carburant fissile, l’uranium. Or l’extraction de ce minerai, et sa commercialisation vers les pays exploitants, est étroitement contrôlée. L’accès au carburant pour alimenter des MRN est ainsi déjà un enjeu de souveraineté à l’heure actuelle, tant les pays nucléarisés se reposent sur seulement quelques pays d’extraction, tels que le Canada, le Kazakhstan, l’Australie, la Namibie ou le Niger. Ces cinq pays représentent en effet 83% de la production mondiale d’uranium. Un éclatement du modèle énergétique géré par des entités publiques ou par des grands groupes privés créerait d’importantes difficultés d’approvisionnement pour des entités locales, isolées où au dimensionnement économique trop peu important.

En effet, la miniaturisation des technologies de production d’énergie, loin de déclencher une décentralisation énergétique ou d’autonomiser les communautés, pourrait au contraire rendre celles-ci plus dépendantes, tout en permettant le renforcement des pays extracteurs d’uranium, qui deviendraient des superpuissances énergétiques capables d’avoir une influence immense sur des pays occidentaux.


Or, le Kazakhstan, qui produit à lui seul 40,8% de l’uranium mondial, a de forts liens politiques, économiques et sécuritaires avec la Russie, qui elle-même extrait 6% de l’uranium du globe, tout comme l’Ouzbékistan, qui pour sa part en produit 7,3%. Parallèlement, la Chine exporte 4% de l’uranium mondial, et a renforcé ses relations militaires et économiques avec la Namibie (11,3% de l’uranium mondial), et pourrait y implanter une base militaire dans les prochains mois. De même, elle est le premier fournisseur commercial du Niger (6,3%).


Du fait des récents changements dans les dynamiques de pouvoir internationales liés à la guerre en Ukraine, la possibilité que 85% de la production globale d'uranium soit influencée, ou directement contrôlée par Moscou ou Pékin impliquerait, à long-terme, que des pays d’Europe dont des localités seraient alimentées par des MRN, ou des PMR, deviendraient dépendants de puissances hostiles. Éviter ce scénario impliquerait pour la France et l'Europe de se reposer exclusivement sur des puissances exportatrices occidentales, à savoir l’Australie (13%) ou le Canada (8,1%), et donc d’accroître la séparation du monde en blocs antagonistes.

Mais cela ne vaut pas que pour des localités occidentales. L’extension de cette dépendance potentielle, via une démocratisation de MRN, vers des pays d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient accélérerait le déplacement de ces pays dans la sphère d’influence de la Chine ou de la Russie. Cela participerait à une dégradation rapide de la stabilité de ces régions en particulier, et de l’environnement sécuritaire méditerranéen et ouest-africain en général.


Plusieurs pays comptent déjà sur la technologie des petits réacteurs modulaires et des microréacteurs pour accroître leur statut sur la scène énergétique mondiale. Les États-Unis, en particulier, au secteur nucléaire moribond et aujourd’hui premier importateur de combustible enrichi, cherchent à relancer leur industrie nucléaire, notamment en captant le secteur des PRM, et à rééquilibrer le duopole russo-chinois actuel. A long-terme, les MRN contribueront inévitablement à accentuer cette nouvelle course à l’énergie entre le bloc occidental et celui formé par Pékin et Moscou. Déterminer quel doit être le positionnement de l’Union européenne, entre l’hégémonisme de ces trois superpuissances énergétiques, devra être primordial, en particulier au vu des difficultés auxquelles la Commission européen a fait face pour que l’énergie nucléaire soit incluse dans sa taxonomie des énergies “vertes”.


De manière générale, la dissémination de cette technologie accroîtra également le risque de prolifération nucléaire, et exacerbera les tensions internationales entre des puissances rivales qui chercheraient à les mettre en œuvre. On peut ainsi aisément imaginer un accroissement des accrochages frontaliers entre l’Inde et le Pakistan, ou encore entre les deux Corées, mais également entre l’Union européenne et la Russie. Politiquement, contribuer à la démocratisation de MRN est donc une manœuvre risquée, qui devra être fortement contrôlée tant par les instances internationales que par les États eux-mêmes.

Les MRN ne devraient toutefois pas avoir d’effet accélérateur sur la perte de stabilité des pays exportateurs d’énergie fossile. Les grands producteurs de pétrole ou de gaz - Russie, Iran, pays du Golfe, Venezuela - connaîtront inévitablement des bouleversements dans la décennie à venir du fait du pivot vers des énergies renouvelables et de la diminution de la pertinence de leurs rentes d’hydrocarbures. La diminution de leur importance entraînera certainement une plus grande volatilité dans ces régions du monde, particulièrement au Moyen-Orient. Mais la sophistication du nucléaire via les MRN ne devrait pas jouer de rôle prééminent dans ce bousculement de l’ordre énergétique mondial.



La menace d’un éclatement sécuritaire global ?


Enfin, si l’énergie nucléaire civile est aujourd’hui un cycle maîtrisé, qui ne présente plus qu’un risque accidentel infime, la miniaturisation à l’extrême de cette technologie crée une vulnérabilité décuplée en termes d’actes de malveillance et de criminalité.


L’Actualisation stratégique (AS) de 2021 du ministère des Armées, document succédant à la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017 et venant adapter la Loi de programmation militaire de 2019-2025, a insisté sur une forte dégradation de l’environnement sécuritaire de la France. Ce recul stratégique crée des risques forts de prolifération de menaces. Ainsi, l’AS avertit d’une part que la résurgence des groupes armés terroristes Al-Qaïda et Daesh au Moyen-Orient et en Afrique de l’Ouest, combinée au retrait de l’opération Barkhane, contribuera à une activité terroriste renouvelée tout au long de la décennie 2020.

D’autre part, elle alerte sur le fait que le recours à des agents nucléaires, radioactifs, biologiques ou chimiques (NRBC) par des États voyous contre des populations n’est plus un risque, mais une réalité. L’instabilité du Moyen-Orient en particulier, du fait d’acteurs régionaux comme l’Iran, la Syrie, le Pakistan ou la Turquie, contribue fortement à cet affaiblissement stratégique.

Or, avec l’émergence probable, d’ici la fin des années 2020, de microréacteurs nucléaires, un paramètre non-envisagé par l’Actualisation stratégique se renforce, à savoir la conjonction de ces deux menaces : l’acquisition, ou le détournement – et l’utilisation dans le cadre d’attentats – d’agents NRBC par des groupes terroristes, auprès de ces États.

La difficulté d’accès à de l’uranium enrichi, ou à des installations d’enrichissement, est un des principaux facteurs limitant le recours par des groupes armés terroristes à des bombes radiologiques (ou « bombes sales »). Mais l’utilisation d’armes chimiques par ces groupes est, elle aussi, déjà une réalité depuis 2016.

Une explosion du recours à des MRN, par définition mobiles et pouvant être redirigés vers n’importe quel centre de population, rehausserait à un niveau extrême cette possibilité. De par leur puissance réduite, l’échelle de production de microréacteurs nécessaire pour combler les besoins énergétiques de toutes les populations visées décuplera le risque qu’un véhicule de transport, où un site d’installation de microréacteur, soit détourné par des acteurs terroristes ou criminels et utilisé dans le cadre d’un attentat.


Contrôler et minimiser ce risque requerra un effort de suivi et de coopération des autorités étatiques et des instances internationales telles que l’UNSCAER, l’Agence pour l’énergie nucléaire ou l’AIEA, que ces derniers sont tout simplement incapables de délivrer avec les ressources dont ils disposent aujourd’hui.


Conclusion

Les avancées considérables que pourraient permettre l’usage des microréacteurs nucléaires doivent, comme ça a été le cas pour les PRM, faire l’objet d’une pondération des désavantages et des risques que la prolifération de cette technologie peut entraîner.


L’opportunité de compléter la mise en réseau et l’électrification des populations dans des pays tels que la France, où des communautés isolées sont encore mal connectées au réseau énergétique, est un moteur de développement et de croissance potentiels pour des décennies à venir. De même, les usages militaires potentiels de cette technologie justifient pleinement d’y investir.

Mais les tensions que générerait une accélération de l'utilisation mondiale de l'énergie nucléaire civile, et les risques liés au terrorisme et au crime organisé, doivent mobiliser de fortes ressources à l'échelle étatique et internationale pour être minimisés.


La France, en plein développement de son premier PRM via le projet NUWARD, semble être en retard. Cependant, cela doit être perçu comme une opportunité pour lancer une réflexion sur le temps long, dans le cadre de l’Union européenne, sur la révolution géopolitique qui devra être enclenchée pour accompagner de manière stable le déploiement de MRN.


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