- Candice NOUAILLIER
Les enjeux du proto-État de Transnistrie
La Transnistrie est l’archétype de la zone de « conflit gelé », un pseudo-État d'Europe orientale qui fait figure de relique soviétique et de sanctuaire de la criminalité organisée. Pendant longtemps, elle a été présentée de façon presque anecdotique en tant que « pays qui n'existe pas ». La guerre en Ukraine et l’instrumentalisation éventuelle que la Russie pourrait faire de ce territoire sécessionniste situé en Moldavie et mitoyen de l’Ukraine, l'a replacé sur les cartes.
Un vestige soviétique
Longtemps cantonnée au rang d'anomalie géographique, la nation fantôme de Transnistrie, officiellement appelée République moldave du Dniestr, se prépare peut-être à vivre son quart d'heure de gloire géopolitique. Étrange excroissance de l'ancien bloc soviétique, devenue un État satellite de la Russie, elle pourrait avoir un rôle à jouer dans la guerre en Ukraine et est un sujet de plus en plus présent dans l'actualité.
La Transnistrie occupe la partie du territoire moldave située entre le fleuve Dniester à l'ouest et la frontière ukrainienne à l'est, située non loin d’Odessa. Ce territoire mesure environ 400 km de long, s’étendant du nord au sud, et ne fait guère plus de 20 km de large. Sur une carte, la Transnistrie possède la même forme serpentine que quelques autres pays, notamment le Chili et la Gambie... Sauf que si vous vous plongez dans un atlas ou ouvrez Google Maps, la Transnistrie ne figurera pas sur la plupart des cartes. Aucun autre État ne reconnaît l'indépendance de cet étonnant accident de la géopolitique mondiale, pas même son « tuteur », la Fédération de Russie : « Aucun Etat, ni aucune organisation internationale n’a reconnu sa validité, pas même la Russie » explique Florent Parmentier dans un article publié dans Le Courrier des Pays de l’Est.
Ce pays fantôme est comme figé au temps de l’Union soviétique. Comme l’explique un article du Monde diplomatique, la Transnistrie est un « quelque part si méconnu ». La création de la Transnistrie est un effet collatéral de la dissolution de l'Union soviétique. Lorsque l’URSS s'est disloquée en décembre 1991, la Moldavie était l'une des 15 républiques constitutives ayant obtenu leur indépendance. La Moldavie, qui partage sa langue, sa culture et son histoire avec la Roumanie limitrophe, avait la spécificité d'être la seule république soviétique parlant une langue romane, le roumain – les cinq langues romanes majeures étant le roumain, le français, l’espagnol, l’italien et le portugais.
Son caractère « latin » et donc « occidental » ne l'a toutefois pas aidée à se rattacher à l'Europe, comme l'ont notamment fait les États baltes. La Moldavie demeure en effet l'un des pays les plus pauvres du continent européen, tristement réputé pour ses problèmes de corruption, de contrebande et de prostitution. Il est possible de discuter du fait que l'état de faillite de la Moldavie est la cause - ou l'effet - de son conflit avec la Transnistrie.
Cette portion du territoire moldave était fortement industrialisée à l'époque soviétique et peuplée de migrants venus d'autres régions de l'Union soviétique : Russes et Ukrainiens notamment. Ce brassage de nationalités typiquement « soviétique » n'avait nullement le désir, après la disparition de l'URSS, d'être absorbé par un État dominé par les Moldaves, et a recherché la protection de l'Est : « A l’époque, la population locale, majoritairement slave dans une population latine, avait mal accueilli les changements liés à la Perestroïka et aux volontés indépendantistes moldaves à la fin de l’Union soviétique (1991). Cette situation avait fait naître un « nationalisme réactif » que la Russie avait soutenu », analysent Cyrille Bret et Florent Parmentier dans un article publié sur Diploweb. Des troupes de soldats russes ont soutenu la Transnistrie dans sa brève guerre d'indépendance contre la Moldavie en 1992.
Depuis cette époque, la république dissidente est restée pratiquement inchangée, gelée dans le temps comme le spectre d'un passé révolu. Les statues de Lénine se dressent toujours dans les centres-villes de Transnistrie – dont la capitale auto-proclamée, Tiraspol –, le drapeau arbore les célèbres marteau et faucille communistes, et l'idéologie qui prévaut semble être la nostalgie.
Une enclave pro-russe en Moldavie
La Transnistrie se languit sans doute de ce qu'elle considère être un splendide passé soviétique, mais ces jours ne reviendront pas. Aujourd'hui, elle est l'un des avant-postes les plus occidentaux de la Russie, un écho méridional de Kaliningrad, l'exclave nichée sur la côte de la mer Baltique, complètement encerclée par les États membres de l'UE que sont la Pologne et la Lituanie. Ce territoire est majoritairement pro-russe : « À la question de savoir si d’aucuns approuvaient l’indépendance et une « possible future intégration » dans la Fédération de Russie, 97 % des votants avaient répondu « oui » », rapporte Loïc Ramirez dans le Monde diplomatique. En mars 2014, à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie, beaucoup craignaient que la Transnistrie ne devienne la prochaine Crimée.
L'intérêt de la Russie pour la Transnistrie, et par extension pour la Moldavie, s'inscrit dans un contexte plus large de quête d'influence sur les États post-soviétiques, ainsi que de résistance à l'expansion vers l'est d'institutions occidentales comme l'OTAN et l'UE. Comparativement à l'Ukraine, la Moldavie revêt une importance stratégique assez faible pour la Russie et ne déchaîne pas les passions nationalistes. Néanmoins, sa disposition incertaine - en tant que pays qui pourrait osciller aussi bien « vers l'ouest » que « vers l'est » - lui confère une valeur géopolitique importante aux yeux de la Russie.
Le positionnement de troupes en Transnistrie permet à la Russie de déployer son hard power en Moldavie. Plus important encore, la Russie a persisté dans sa volonté de resserrer ses liens économiques et politiques, et de renforcer ainsi son soft power en Moldavie. Au moins à court terme, cette politique semble avoir fonctionné : l'élection en 2016 du président Igor Dodon – qui n’a cependant pas été réélu lors des élections 2020 – a davantage cristallisé le sentiment pro-russe dans la politique du gouvernement moldave : « Moscou détient, il est vrai, une influence écrasante sur le devenir de la petite république. [...] la Russie lui fournit une importante aide économique, tout comme elle l’alimente en gaz subventionné. En échange, celle-ci lui reste inféodée sur le plan politique et joue un rôle de garde-fou contre une éventuelle adhésion de la Moldavie à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) », précise Loïc Ramirez dans Le Monde diplomatique.
La Transnistrie, pont de la Russie vers le sud de l'Ukraine?
Dans le contexte dans la guerre en Ukraine, qui se poursuit depuis le 24 février 2022, plusieurs questions se posent quant à la sécurité et l’intégrité territoriale de la Moldavie, tandis que Moscou semble déterminé à élargir son « pré carré » : « En effet, la guerre en Ukraine ne manque pas d'inquiéter les pays voisins et, en premier lieu, la petite Moldavie (2,6 millions d'habitants), qui joue aujourd'hui un rôle essentiel dans l'accueil des réfugiés de l'Ukraine du Sud », note Florent Parmentier dans La Tribune.
En 2014, Cyrille Bret et Florent Parmentier soutenaient déjà dans un article publié sur Diploweb que la Transnistrie était un modèle pour les séparatistes ukrainiens du Donbass et un contre-modèle pour les autorités ukrainiennes à Kiev : « […] elle constitue un repoussoir absolu pour les dirigeants de Kiev, qui ont une connaissance fine du cas transnistrien, à commencer par le président en exercice [à l’époque, Petro Poroshenko]. Devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, il a lui-même déclaré en juin 2014 « qu’il ne laisserait pas le Donbass devenir une Transnistrie ». Il ne veut pas d’une entité séparatiste, qui est à même de bloquer le pays dans le choix de ses options géopolitiques ». Un reportage de Jens Malling, publié en 2015 dans Le Monde diplomatique était même titré : « De la Transnistrie au Donbass, l’histoire bégaie ».
Dès le 21 février 2022, soit à peine trois jours avant le début de la guerre en Ukraine, le magazine polonais New Eastern Europe se posait la question dans un article : « Could Transnistria become the next victim of Russian aggression? », notant que le territoire pro-russe de Transnistrie se situe à moins de 100 km de la ville portuaire ukrainienne d’Odessa. De plus, des troupes d’environ 1 5000 « gardiens de la paix » russes se trouvent sur place depuis 1992, en plus d’importants stocks d’armements hérités de la période soviétique – armes de petit calibre, grenades et véhicules blindés. Ces soldats restent stationnés en Transnistrie malgré les nombreuses exhortations de la Moldavie, de l'OTAN, de l'Ukraine et des États-Unis pour qu’ils se retirent.
Le 15 mars 2022, la Transnistrie a même été désignée par le Conseil de l’Europe comme une zone d’occupation russe, comme l’indique le journal BalkanInsight. Selon la même source, le diplomate moldave Igor Munteanu a expliqué que cette résolution pourrait servir d’accélérateur pour que les autorités moldaves « block, cancel or systematically challenge any attempt to legitimize the current foreign occupation regime on the left bank of Dniester River [in Transnistria] under the camouflage of a ‘special status’, built under the dictates of an aggressor state ». Cela pourrait donc servir à contrecarrer toute tentative d'occupation de la Transnistrie sous couvert d'un « statut spécial ».
Ce « musée soviétique en plein air » apparaît, aux yeux de beaucoup, comme une bizarrerie géographique, rongée par la criminalité et dépourvue d'une quelconque force géopolitique. Mais les explosions qui ont secoué en avril 2022 des lieux stratégiques du territoire séparatiste ont replacé la Transnistrie sous les feux de l'actualité : « Des tirs ont été entendus mercredi 27 avril près d’un dépôt de munitions russes situé sur ce territoire », rapporte un article du Monde. L’actuelle présidente moldave europhile Maia Sandu a déclaré que la volonté de raviver les tensions provenait des factions pro-russes de Transnistrie. Limitrophe de l’Ukraine, cette enclave pro-russe en Moldavie attise également les inquiétudes de Kiev et de ses alliés occidentaux, qui redoutent « l’ouverture d’un nouveau front qui permettrait aux forces russes de prendre le contrôle de tout le sud de l’Ukraine sur un arc allant d’est en ouest » selon un article du Monde.
Conclusion
Il ne fait aucun doute que la coopération de la Fédération de Russie avec l'État de facto de Transnistrie constitue en même temps un défi pour la sécurité régionale à l'avenir, comme le note Agnieszka Aleksandra Miarka dans le Journal of Strategic Studies. Moscou soutient le renforcement du statut d'État de cette entité à de nombreux niveaux, y compris par un soutien financier notable et la présence de forces armées russes sur son territoire. L'aide fournie a un impact sur l'état d'esprit des habitants de la Transnistrie, qui sont réticents à l'idée de réintégrer la Transnistrie au sein de la Moldavie, répondant ainsi à l'objectif fixé par la ligne politique russe de garder la Moldavie dans sa sphère d'influence.
Le mouvement séparatiste Transnistrien, né de la conviction que les citoyens russophones seraient ostracisés au sein d'une Moldavie nationaliste, a reçu le soutien des forces militaires russes avant et pendant le conflit de 1992. En dépit du fait que ce phénomène dure depuis des décennies, certaines personnes ne s'en rendent compte que maintenant - ou considèrent désormais que cela est digne d'intérêt médiatique. Dans le cas de l'Ukraine, l'instrumentalisation de régimes fantoches dans le Donbass a attiré l'attention sur les « nouveaux » stratagèmes géopolitiques de la Russie. Le recours à la provocation et aux opérations « sous faux pavillon » par l'armée russe pour justifier l'agression en Ukraine est devenu largement notoire.
Or, tout cela s'était déjà produit, loin des regards. Le même processus qui a sidéré le monde entier en 2022 avait déjà eu lieu en 1992 avec la Transnistrie. Comme l’explique le journaliste Vlad Iaviță, dont la famille est originaire de Transnistrie, sur OpenDiplomacy : « Events that led to the formation of the breakaway republic of Transnistria offer a cautionary tale about patterns of Russian aggression ». L’existence même de la Transnistrie et son processus de création sont, d’après lui, un récit édifiant des schémas d’agression mis en œuvre par la Russie, qui se sont révélés aux yeux du monde en février 2022.