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  • Candice NOUAILLIER

Les enjeux de l’oblast russe de Kaliningrad

Kaliningrad, exclave russe située au cœur de l’Union européenne et de l’OTAN, est perçue depuis l’époque soviétique comme un « cheval de Troie » militaire dont se sert la Russie pour asseoir son influence sur la mer Baltique. Dans le cadre de la guerre en Ukraine, son instrumentalisation par la Russie sème la panique en Europe de l’Est et du Nord et tient les forces de l'OTAN en haleine. En effet, cette « petite Russie » pourrait jouer un rôle géostratégique crucial dans le conflit actuel.

 

Un territoire aux identités multiples


Dans un article publié dans la revue Hérodote, Frank Tétart qualifie Kaliningrad d’« île russe au milieu de l’Union européenne ». Niché entre la Lituanie au nord et à l'est et la Pologne au sud, sur les côtes de la mer Baltique, l'oblast de Kaliningrad est l'un des 46 oblasts et une des 89 unités administratives qui composent la Fédération de Russie. Il compte environ un million d’habitants, dont 80 % sont d’origine russe, et constitue l’entité russe la plus à l’Ouest, à l’écart de la « grande Russie ». En effet, l’oblast est une exclave russe située sur le continent européen, en plein cœur de l'Union européenne (UE) – et ce depuis l'adhésion de la Pologne et de la Lituanie en 2004 – et au sein-même de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). La notion d’exclave peut être définie de la manière suivante : « En géographie humaine, « une exclave est un morceau de terre sous souveraineté d'un pays du territoire principal duquel il est séparé par un ou plusieurs pays ou mers ».

Il convient de faire un peu d’histoire pour savoir comment cette « petite Russie » en est venue à être séparée de la « grande Russie ». La ville de Kaliningrad s'appelait autrefois Königsberg, une ville allemande fondée par les chevaliers teutoniques en 1255, lieu de naissance du philosophe Emmanuel Kant et capitale de la Prusse orientale. Königsberg/Kaliningrad faisait partie intégrante de la Prusse orientale puis du Reich allemand jusqu'en 1945, date à laquelle Joseph Staline a revendiqué la partie nord de la Prusse orientale à l’issue des accords de Yalta en février 1945 puis ceux de Potsdam en juillet et août de la même année. L'URSS a ainsi pu accéder aux ports de Königsberg et de Pillau – aujourd’hui appelée Balstïïk – qui, contrairement au port de Leningrad – aujourd’hui Saint-Pétersbourg –, étaient épargnés en toute saison de la fameuse « mer de glace » qui bloquait le trafic des navires. En 1946, la région et la ville sont renommées Kaliningrad et intégrées à l'URSS en l'honneur de Mikhail Kalinine, ancien président du Soviet suprême. La population des « allemands de la Volga » fut envoyée en Allemagne et remplacée par une population d'origine soviétique.


De grandes espérances contrariées


La chute de l'Union soviétique en 1991, qui semblait à l'époque avoir envoyé le régime communiste totalitaire dans les oubliettes de l'histoire, a été perçue par beaucoup comme un nouveau départ vers un avenir radieux. Ces aspirations étaient particulièrement vives dans la région la plus occidentale de la Fédération de Russie. Kaliningrad est ainsi devenu à la fois une exclave russe et une enclave au milieu de l’UE : l’oblast se retrouve en situation de double périphérie. Autrefois l'un des lieux les plus militarisés d'Europe, l'ancien bastion soviétique de la Baltique envisageait un nouveau monde plein de promesses. Ces attentes ont été intensifiées par la réussite des voisins de Kaliningrad – qui ont chacun accédé à leur indépendance, coupant ainsi Kaliningrad du reste de la Fédération de Russie – et par le parfum de liberté qui flottait dans l'air.

Certaines autorités locales se prennent à rêver d’ouverture sur le monde. Yuri Matochkin, gouverneur de l’oblast de Kaliningrad, fut l'un des rares à reconnaître que Kaliningrad pouvait prospérer en tant que pont entre la Russie et l'Europe - et non en tant qu'île isolée comme elle a été entre 1945 et 1990. Encouragé par l'intégration rapide de ses anciens voisins communistes – Estonie, Lettonie et Lituanie – dans l'architecture régionale, le gouvernement local aspirait de transformer Kaliningrad en une sorte de « Hong Kong sur Baltique » - un lieu où deux civilisations opposées, mais à bien des égards similaires, se rencontreraient, se mélangeraient et se compléteraient, un échange qui contribuerait à l’essor de Kaliningrad. Dans un article publié en 1991, un lecteur du Monde diplomatique exprimait le même désir : « La solution idéale serait d’en faire le premier territoire paneuropéen. Königsberg-Kaliningrad est en effet exactement à mi-chemin entre le cap Nord et la Sicile ainsi qu’entre l’Atlantique et l’Oural. Quel meilleur endroit y aurait-il pour aménager la capitale d’une Europe supracommunautaire ? […] Avec ses 15 000 kilomètres carrés, la région aurait suffisamment de place pour accueillir aussi les bureaux européens des Nations unies. Elle pourrait devenir le premier « territoire fédéral » de notre continent sur le modèle de Washington, Canberra, etc..., mettant fin en même temps au conflit indigne entre Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg ». D’autres sobriquets furent attribués à Kaliningrad, se déclinant entre « Strasbourg sur Baltique », « Macao sur Baltique » ou même « Singapour sur Baltique ». Ces surnoms à consonance utopique reflètent un désir contrarié de voir Kaliningrad devenir un pôle de richesse et de développement intégré au cœur de l'Europe : en effet, Moscou ne laissera pas cela se produire.

Lors de l'élargissement de l'UE en 2004, la question du statut de Kaliningrad est devenue un sujet de crispation. Moscou n'appréciait pas le principe européen de libre circulation tels que l’espace Schengen le permettait, tandis que Bruxelles considérait Kaliningrad comme une « zone grise » ultra-militarisée et une poudrière « crisogène », théâtre de trafics en tous genres. Moscou redoutait également les tentations séparatistes qui risqueraient de se manifester à Kaliningrad. La question de l'identité locale reste primordiale et sujette à débat : le particularisme « néo-prussien » de Kaliningrad reste prégnant, mais un processus de russification est orchestré de plus en plus fermement par Moscou. L'influence culturelle allemande, tolérée jusqu'à récemment, est en partie remise en question dans un climat de regain de tension internationale.


Un territoire aux nombreux atouts


Kaliningrad dispose de diverses ressources : elle dispose de 90% des ressources mondiales d'ambre et peut s'enorgueillir de posséder du pétrole, « dont les revenus alimentent 15% du budget régional » selon Frank Tétart. La région compte plusieurs ports le long de la mer Baltique, dont Kaliningrad, Svetly et Baltïïsk, qui est également la base principale de la flotte russe de la Baltique. Le secteur de la pêche est très important, ainsi que d'autres secteurs tels que l'industrie agro-alimentaire, l'industrie du papier, du bois et de l'électronique – principalement aspirateurs et téléviseurs –. La création d'une zone économique spéciale (ZES) en 1996 a permis le développement d'une industrie d'assemblage dans le secteur automobile : « L’entreprise Avtotor assemble les marques des plus grands constructeurs : l’allemand BMW, le coréen KIA, le chinois Chery, l’américain General Motors avec Chevrolet, Cadillac et Hummer qui sont vendues aux nouveaux riches russes. Selon Warren Brown, Directeur de General Motors Russie, la décision de produire à Kaliningrad est motivée par les avantages de la zone économique spéciale, qui permet une réduction du prix de revient de la voiture de 12 % », explique Frank Tétart dans un article du blog du Monde diplomatique.

Kaliningrad possède également un potentiel touristique non négligeable, grâce à ses 157 kilomètres de côtes et ses multiples atouts - sites naturels, stations balnéaires datant de l'époque prussienne, casinos, monuments historiques dont le tombeau d’Emmanuel Kant -. Les célébrations des 750 ans Kaliningrad/Köninsberg en juillet 2005 et l'organisation de la Coupe du monde de football en 2018 ont été un tremplin touristique et ont encouragé la restauration de monuments historiques et la construction d'infrastructures hôtelières. Selon un article rédigé par Frank Tétart dans Le Monde diplomatique : « Les touristes sont aux trois-quarts russes, les autres viennent des pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI), des deux pays voisins (Pologne et Lituanie) et d’Allemagne pour des raisons historiques évidentes ».

Malgré cette attractivité apparente, les investissements étrangers restent modestes du fait de la difficulté d’obtention des visas, de la faible connexion de la région au reste de l’Europe, mais aussi car l’intégration régionale est entravée par des perceptions stéréotypées de la part des Européens envers Kaliningrad.


Tête de pont de l’armée russe


Les atouts de Kaliningrad sont aussi militaires : l’oblast a souvent été qualifié d'« avant-poste stratégique » de la Russie en Europe, de « tête de pont » de l’armée russe, ou encore de « porte-avion soviétique » pointant vers l’Europe de l’Ouest durant la guerre froide. Déjà depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en février et mars 2014, les capitales d’Europe de l’Est sont préoccupées par leur proximité avec Kaliningrad. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, la tension est à son comble et la Pologne, les pays Baltes et même la Finlande et la Suède craignent plus que jamais d’être les prochaines cibles de l’expansionnisme russe.

Le processus d'intégration européenne post-soviétique a été marqué par deux vagues d'élargissement de l'UE, en 2004 et 2007, lorsqu'un certain nombre d'États d'Europe centrale et orientale ont rejoint l'Union. Le renforcement de la cohésion de cette partie de l'Europe a également été favorisé par l'intégration euro-atlantique graduelle, dont une avancée supplémentaire a été l'expansion vers l'Est de l'OTAN en 1999 et 2004. Ces processus d’intégration européen et euro-atlantique ont eu la double conséquence de s’inviter dans le pré carré de la Russie et d’isoler davantage Kaliningrad par-rapport à la « grande Russie ». La mise en place à partir de 2007 du bouclier antimissiles américain en Europe centrale comprenant le déploiement de 10 intercepteurs de missiles GBI en Pologne et d’un radar de détection en République Tchèque, a « suscité l’ire de Moscou et a ravivé le spectre de la guerre froide sur le continent » selon Frank Tétart. En réaction, Moscou a déployé à Kaliningrad en 2012 ses missiles balistiques Iskander d’une portée de 500 km, quasiment à la frontière avec la Pologne. A cela s’ajoute la présence de missiles S-400, système de défense antiaérien et antimissile d’une portée de 400 km, et de missiles anti-navires SSC-5 Bastion d’une portée de 300 km : des missiles qui pourraient atteindre les pays baltes, la Pologne et l’île suédoise de Gotland. Cette dernière a par ailleurs été remilitarisée par la Suède en janvier 2022 face à une présence russe qu’elle estime être menaçante. La Finlande, de son côté, souhaite désormais intégrer l’OTAN conjointement à la Suède et « recevoir des garanties de protection pour obtenir des garanties de protection durant la période d'adhésion qui peut durer plusieurs mois » d’après un article du Figaro.

Le 7 février 2022, des avions de chasse MIG 31K porteurs de missiles hypersoniques Kinjal d’une portée d’environ 2 000 km furent déployés sur la base aérienne de Chkalovsk à Kaliningrad, semant la panique chez les voisins de l’oblast. C’est la même panique qui avait gagné les pays limitrophes lorsque l’exercice militaire russe Zapad-2017 avait eu lieu à Kaliningrad. Un rapport de recherche effectué par la RAND Corporation - institution américaine de conseil et de recherche fondée par l’United States Air Force et donc très proche de l’armée américaine - simulant une invasion russe de l’Estonie et de la Lettonie a par ailleurs tiré la conclusion que « Across multiple games using a wide range of expert participants in and out of uniform playing both sides, the longest it has taken Russian forces to reach the outskirts of the Estonian and/or Latvian capitals of Tallinn and Riga, respectively, is 60 hours ». Selon cette simulation, il faudrait environ 60 heures à l’armée russe pour parvenir à assiéger les capitales estonienne et lettone.


Conclusion


Bien que les conditions économiques et sociales soient théoriquement réunies pour permettre une intégration rapide de l'oblast de Kaliningrad dans la région balte voire dans l’Europe, la coopération transfrontalière ne s'est guère développée. Cela reflète le processus « d'exclavisation » de Kaliningrad en tant que territoire russe quasi-insulaire au sein de l'UE, dans un contexte géopolitique unique où Kaliningrad est devenu une sorte de « double périphérie », à la fois exclave et enclave.

Longtemps perçu comme le « trou noir de l’Europe », ce territoire au patrimoine riche, balloté d’une identité à une autre, a retrouvé une importance stratégique en raison du regain de tensions entre la Russie et les États membres de l'OTAN - tensions qui ont commencé avec l'annexion de la Crimée et semblent avoir atteint de nouveaux sommets depuis le début de la guerre en Ukraine –. Certains spécialistes, Frank Tétart en tête, considèrent de plus en plus l'oblast comme « un instrument stratégique de guerre hybride » utilisé par la Russie sur son flanc occidental pour dissuader l’expansion de l’OTAN, combinant des éléments militaires conventionnels et d’autres éléments de guerre asymétrique, entre propagande, cyberattaques et usage de mercenaires et de civils armés. Le « pays de l’ambre » est ainsi redevenu une forteresse militaire russe, contrecarrant les espérances de ceux qui rêvaient d’en faire un « Hong Kong sur Baltique » ou un quatrième État balte : dans le contexte de la guerre en Ukraine, Kaliningrad pourrait être instrumentalisé par la Russie et revêtir un rôle géostratégique clé.



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