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  • Candice NOUAILLIER

Les ambitions chinoises en Asie centrale

Depuis leur apparition sur la scène internationale en 1991, les cinq pays qui composent l'Asie centrale sont devenus le théâtre d'un nouveau « Grand Jeu ». La région se trouve ainsi tiraillée entre les influences russe et chinoise, chacune ayant son propre agenda et sa propre relation avec l'Asie centrale. Le projet chinois des nouvelles routes de la soie, annoncé en 2013 par le président Xi Jinping, a rebattu les cartes de la répartition du pouvoir dans cette zone convoitée et des multiples jeux d'influence qui s'y déroulent.


 

Un espace prisé


Au lendemain de l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, l'Asie centrale est devenue un creuset de nouvelles indépendances : l'Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Turkménistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan ont émergé sur la scène internationale en tant que nouveaux États dotés d'immenses territoires et de sous-sols riches en hydrocarbures, encore inexploités. Ces nouveaux États, composés de peuples claniques, sont d'une très grande complexité et diversité linguistique, religieuse et ethnique. Dès leur création, ils ont naturellement suscité la convoitise de puissances émergentes telles que la Russie et la République populaire de Chine, initiant ainsi un remodelage du « Grand Jeu » du XIXème siècle entre les Tsars russes et l'Empire britannique - pour reprendre l'expression de l'écrivain Rudyard Kipling - et le transposant dans un contexte contemporain. Ce carrefour multiconfessionnel, multiculturel et multiethnique a ainsi retrouvé sa place au cœur de l'échiquier géopolitique mondial.


Pour des raisons géographiques, l'Asie centrale est le pivot incontournable des rencontres et échanges entre l'Extrême-Orient et l'Occident, redécouvert après la chute du bloc soviétique, et désormais utilisé pour légitimer le projet le plus notable entrepris par la Chine : le projet pharaonique que sont les Nouvelles routes de la soie. Cette initiative, à l’époque appelée « One Belt, One Road » (OBOR), a été annoncée lors d'une visite au Kazakhstan en 2013 par le président chinois Xi Jinping. Il s’agit d’un projet d’envergure dont la rhétorique principale repose sur la coopération entre les peuples et sur une logique gagnant-gagnant. La Chine investirait massivement en Asie centrale, en construisant des ports, des routes, des chemins de fer ultra-modernes, des oléoducs et des gazoducs, et en donnant ainsi une nouvelle impulsion à l'économie de la région.

Les nouvelles routes de la soie terrestres sont par conséquent une aubaine pour la Chine, pour à la fois assurer ses arrières sur le plan sécuritaire mais également pour obtenir de nouveaux débouchés commerciaux dans un marché en expansion. La Chine a débloqué des sommes considérables pour mener ce projet à bien : « En tant qu’initiatrice et conceptrice d’« Une ceinture, une route », la Chine aurait jusqu’à présent débloqué aux environs de 1 200 milliards de dollars pour financer la réalisation du projet d’ici un délai d’environ trente-cinq ans, qui coïncide avec le centième anniversaire de la Chine populaire (1er octobre 1949) » (Vicenty, 2016).



Les Nouvelles routes de la soie comme diversification des sources énergétiques


En plus d’être une zone de transit pour permettre à la Chine d’atteindre les marchés européens et du Moyen-Orient, l’Asie centrale est elle-même un marché d’exportation pour les produits manufacturés chinois :

« Depuis quelques années, la Chine est devenue le principal partenaire commercial de tous les pays centre-asiatiques, à l’exception du Kazakhstan. En 2015, les importations chinoises constituaient 56 % du volume total des importations du Kirghizstan, 41 % de celles du Tadjikistan et 20 % de celles de l’Ouzbékistan. Leur structure est très variée et inclut non seulement les vêtements, les chaussures et les autres produits de consommation courante, mais aussi les équipements électriques et électroniques, les machines et les produits industriels finis » (Alexeeva & Lasserre, 2020). Ces nouveaux débouchés commerciaux permettent ainsi à la Chine de régler en partie son problème de surproduction nationale en envoyant les excédents de production sur les marchés centrasiatiques. En outre, l’Asie centrale et ses nombreux chantiers représentent aussi un débouché pour exporter le surplus de main-d’œuvre chinoise.


La croissance économique chinoise est allée de pair avec une hausse fulgurante de la consommation énergétique domestique, créant un besoin de trouver des sources d’approvisionnement fiables et d’acheminer l’énergie via des routes terrestres ou maritimes sécurisées. La Chine se fournit principalement en pétrole auprès des monarchies du Golfe : « la Chine [est] dépendante du pétrole du Moyen-Orient pour 40 % de ses besoins » comme l’explique Bassma Kodmani dans un article de l’Institut Montaigne, et la plupart de ses importations en énergie passent par le très fréquenté détroit de Malacca. La Chine aimerait diminuer cette dépendance et diversifier ses sources d’approvisionnement énergétique pour éviter tout risque de pénurie en cas de choc pétrolier ou de blocus maritime dans le détroit, d’où son intérêt tout particulier pour l’Asie centrale.


Les Nouvelles routes de la soie et leurs gigantesques infrastructures routières et ferroviaires permettent donc un approvisionnement plus fiable en énergie, et apportent une solution à l’angoisse chinoise de dépendre d’aléas géopolitiques pour leur approvisionnement énergétique. Ces infrastructures se situent dans la continuité d’autres projets antérieurs, tels que l’achat de parts de Kashagan, le plus vaste champ pétrolifère jamais découvert au Kazakhstan. « Selon les estimations des experts, les compagnies chinoises contrôlent environ 40 % des activités pétrolières au Kazakhstan après avoir investi environ 45 milliards de dollars dans la réalisation de divers projets. L’exemple le plus récent en est l’acquisition, en 2013, par la China National Petroleum Corporation (CNPC), de 8 % du gisement de Kashagan situé au cœur de la mer Caspienne, et dont la mise en service devrait augmenter l’approvisionnement de la Chine en pétrole kazakh de 7 à 20 millions de tonnes par an », expliquent Olgaa Alexeeva et Frédéric Lasserre dans l’ouvrage Marges et frontières de la Chine.

La Chine a également sécurisé diverses sources d’approvisionnement en pétrole et en gaz au Turkménistan à travers des partenariats multiples, comme l’expose la citation suivante, tirée une fois de plus de Marges et frontières de la Chine : « Au Turkménistan, les Chinois développent le site de Bagtiyarlik, ainsi que le site de Galkynysh, le deuxième plus grand champ gazier au monde, reliés à la Chine par les trois branches du gazoduc Asie Centrale-Chine qui passent à travers le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, construites entre 2007 et 2009 par un partenariat entre la compagnie chinoise CNPC et les entreprises turkmène Türkmengaz, ouzbèke Uzbekneftegas et kazakhe KazMunayGas. […] En espace de quelques années, Beijing a ainsi devenu un partenaire énergétique majeur d’Achgabat ».



Le contrepoids chinois aux autres puissances en Asie centrale


L'année 2001 voit l'émergence d'une rivalité de plus en plus frontale entre la Chine et les États-Unis, avec l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC) : un premier événement éclipsé par les attentats du 11 septembre, qui préfigure néanmoins la radicalité des relations sino-américaines, tandis que la destruction du Bouddha de Bamiyan par les Talibans la même année préfigurait la montée du radicalisme islamique. Les négociations du cycle de Doha, au Qatar, visant à faire entrer la Chine dans l’OMC, ont été une immense victoire diplomatique.

Malgré un « pivot » vers l’Asie annoncé par le président américain Barack Obama en 2011 et l’implantation de plusieurs bases militaires américaines en Asie centrale à la suite des attentats du 11 Septembre 2001 et de la guerre menée en Afghanistan de 2001 à 2021, les États-Unis ne sont pas parvenus à établir une présence durable et significative dans la région. Malgré cela, la Chine se méfie toujours de son rival américain, comme l’explique Nadège Rolland dans Politique Etrangère : « Si elle repose sur l’aura historique de l’ancienne route qui reliait les empires chinois et romain, les objectifs de cette « nouvelle Route de la soie » sont en effet adaptés à des nécessités géopolitiques contemporaines, avec en ligne de mire une Asie affranchie de la présence américaine ».


Également créée en 2001 à l’initiative de la Chine, l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) est un autre outil utilisé par la Chine pour développer des liens diplomatiques avec les pays d’Asie centrale. Cependant, l'OCS peine à trouver une véritable raison d'être, et certains facteurs d'affaiblissement, tels que les rivalités au sein de l'OCS elle-même, l'inefficacité de l'organisation dans de nombreux domaines et son élargissement à d'autres pays, tendent à freiner ses ambitions et à atténuer son identité originelle.

En 2017, l'OCS - dont les membres fondateurs sont la Chine et la Russie, ainsi que quatre des cinq pays d'Asie centrale : Ouzbékistan, Kirghizistan, Tadjikistan et Kazakhstan - a accueilli deux nouveaux membres avec l'adhésion de l'Inde et du Pakistan, sous l'impulsion de Moscou, qui souhaitait rééquilibrer le nombre d'États membres en sa faveur. Cette intégration est révélatrice d’une rivalité qui ne dit pas son nom entre Moscou et Beijing. Les candidatures de l'Iran – déjà membre observateur – et de la Turquie – déjà l'un des six partenaires de discussion avec l'Arménie, l'Azerbaïdjan, le Sri Lanka, le Népal et le Cambodge –, ainsi que le statut d'observateur de la Biélorussie, de la Mongolie et de l'Afghanistan, témoignent d'un regain d'intérêt pour la région.



La compétition-coopération ambigüe avec la Russie


L’Asie centrale se trouve désormais au cœur de l’échiquier politique mondial. Cette zone géographique endosse le rôle de zone-tampon entre le monde russe et le monde chinois, les deux puissances y ayant chacune leurs propres desseins. Après la chute de l’URSS, l’Asie centrale a redécouvert son voisin chinois et a profité de ce rapprochement pour se distancier de l’influence de Moscou, sonnant le glas du monopole soviétique sur l’Asie centrale. Le déclin de l'influence russe coïncide avec la montée de l'influence chinoise, qui souhaite s'implanter durablement dans la région. La Chine considère ainsi les nouveaux États d'Asie centrale comme ses vassaux et devient de plus en plus dominante là où l'Union soviétique régnait autrefois en maître.

Cependant, la Chine est toujours vue comme une étrangère ; comme le vestige d'une époque révolue, mais aussi comme une contrée avec laquelle ces pays ont des antécédents notoires, des liens qui ne peuvent être ignorés : « Dans cette concurrence symbolique de conquête des esprits, la Chine n’a donc pas, pour l’instant en tout cas, les moyens de rivaliser avec la Russie : la première reste pensée comme l’incarnation même de l’étrangeté, de l’extériorité, tandis que la seconde fait encore partie du familier, du monde connu, de son propre passé », indiquent Marlène Laruelle et Sébastien Peyrouse dans la revue Relations Internationales.


La référence à la métaphore du « Grand Jeu » peut par conséquent être remise au goût du jour, et peut nous aider à illustrer les différents mécanismes à l’œuvre dans la région. Malgré les tentatives d’autres puissances d’exercer leur influence dans la région, la stratégie d’influence chinoise prend de plus en plus d’ampleur. La Chine s’arroge une position de force et prend l’ascendant sur la Russie et sur les Etats-Unis : « Chacune des grandes puissances, États-Unis, Chine, Russie ont mis en œuvre des stratégies d’influence et commerciales en direction de cette région qui s’est ouverte au monde. […] Nul ne semble pouvoir concurrencer le géant chinois, devenu le grand investisseur de l’espace centrasiatique et qui est en train de retracer sa carte énergétique. […] les États-Unis, qui y sont arrivés en force dans l’après 11 septembre, y ont subi un échec », note Eugène Berg dans un article de la revue Géoéconomie.

La prééminence croissante de la Chine dans la région a d’abord été réprouvée et appréhendée avec méfiance par la Russie, malgré une large convergence de positions entre la Russie et la Chine. Moscou avait initialement tenté de maintenir son rôle perçu de principale puissance économique de la région grâce à de nouveaux projets énergétiques - notamment le traité de partenariat signé avec Gazprom au Turkménistan – ; à l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), censée faciliter les échanges entre les pays membre ; et à la création de son propre bloc économique, l'Union économique eurasiatique (UEEA), dont la Russie est le membre fondateur. Cependant, l’escalade des tensions entre la Russie et l’Occident, causée par l’annexion de la Crimée par la Russie, les sanctions occidentales qui ont inévitablement suivi, ont freiné l’élan de l’UEEA et contraint Moscou à rechercher une relation plus réaliste avec Pékin.


L’année 2015 peut être considérée comme un tournant dans les relations bilatérales sino-russes, comme l’analysent Olga Alexeeva et Frédéric Lasserre dans un article publié dans Diplomatie : « Malgré l’avenir incertain de la collaboration sino-russe dans le cadre de la BRI en Russie, en Asie centrale, Moscou et Beijing semblent retrouver un terrain d’entente et coordonner leurs efforts dans l’intégration économique de la région. En mai 2015, les autorités russes ont, pour la première fois, déclaré qu’elles soutiennent le programme chinois de développement de l’Asie centrale et qu’elles travaillent avec Beijing sur le projet de combinaison de ce programme avec l’initiative russe de l’UEE. Le « raccordement » […] des deux projets a fait l’objet d’un accord bilatéral signé lors de la visite à Moscou de Xi Jinping en mai 2015 ».

La Chine et la Russie possèdent toutes deux d'importants intérêts économiques en Asie centrale et y ont des visées géostratégiques. L'influence de la Russie dans la région est en perte de vitesse, et elle se retrouve supplantée par la Chine, qui occupe une position de plus en plus prépondérante. Le « raccordement » des deux initiatives montre une volonté de la part de Beijing et de Moscou de coopérer et de considérer leurs projets comme étant complémentaires et non concurrents.



Conclusion


Quasiment absente d'Asie centrale avant 1991 et l'effondrement de l'Union soviétique, la République populaire de Chine y a établi une solide plate-forme d'influence. Au lendemain du 11 septembre, elle a commencé à affirmer son influence régionale en utilisant habilement un contexte international favorable, en consolidant les relations diplomatiques, énergétiques, économiques et sécuritaires avec ses voisins d'Asie centrale, et enfin en utilisant de manière pragmatique le multilatéralisme par le biais de l'OCS.

La Chine joue un jeu à plusieurs volets dans la région, avançant ses pions dans toutes les directions et tentant de présenter les termes de son grand projet comme une initiative de coopération visant à désenclaver l'Asie centrale plutôt que comme une entreprise aux velléités expansionnistes. L'Empire du Milieu se présente comme un partenaire commercial clé pour les nouvelles économies d'Asie centrale, se défaisant de sa dépendance à l'égard de routes commerciales peu sûres pour assurer sa sécurité énergétique.

Le projet des Nouvelles routes de la soie est une pièce maîtresse de la diplomatie de Pékin et reflète la position stratégique de plus en plus importante que la Chine occupe en Asie centrale. En vingt-cinq ans, la Chine est passée du statut d'acteur marginal à celui de protagoniste régional incontournable en Asie centrale, sapant l'influence traditionnelle de l’« ex grand frère » russe, freinant celle de l'Occident - en particulier la présence américaine dans la région - et contribuant à redessiner de nouveaux équilibres, désormais favorables à l'affirmation de la puissance chinoise.

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