top of page
  • Candice NOUAILLIER

Le Somaliland, une démocratie sans souveraineté

Plus de 30 ans après s'être affranchi de la Somalie, le Somaliland est un État de facto qui jouit d'un semblant de démocratie au milieu d'une région secouée par les conflits. Malgré un manque de reconnaissance internationale et de soutien financier, ce pays de 3,5 millions d'habitants a développé un système démocratique viable et une identité nationale. La quête de souveraineté de ce jeune pays de la Corne de l'Afrique a été ardue, se heurtant à l'adversité et à la réticence de la communauté internationale. Cependant, des progrès subtils mais significatifs ont été réalisés ces dernières années, présageant peut-être un changement de paradigme.


 

Historique de la création du Somaliland


Géraldine Pinault et Nathalie Coste affirment dans un article de la revue Égypte/Monde arabe, que la Corne de l’Afrique est : « […] une zone laboratoire où se créent les États […]. Elle a vu naître les seules nouvelles entités à vocation étatique en Afrique depuis les indépendances et la consécration, par l’Organisation de l’Unité Africaine, du principe d’intangibilité des frontières issues de la colonisation (1964) : Somaliland (1991, non reconnu), Érythrée (1993) et Soudan du Sud (2011). La comparaison entre ces trois entités se situe généralement autour de la reconnaissance - par l’État amputé - de l’Érythrée et du Soudan du Sud, face à la non-reconnaissance du Somaliland ».

À partir des années 1880, les puissances coloniales européennes ont divisé l'actuelle Somalie entre le protectorat britannique du Somaliland créé en 1887, qui représente l'actuel Somaliland ; la Somalie italienne, administrée par l’Italie dès 1889 et qui constitue de nos jours le reste de la Somalie ; et la Côte français des Somalis (CFS), l'actuel Djibouti. Ainsi fut engrangé un processus par lequel les élites occidentales tentèrent de créer des institutions modernes qui faisaient complètement fi des normes et des structures sociétales traditionnelles. En tentant de neutraliser des traditions bien établies, ces efforts de modernisation ont fini par déconnecter définitivement l'État de la société qui aurait dû être son socle.


La Somalie a vu le jour le 1er juillet 1960, lorsque le protectorat britannique du Somaliland, qui avait obtenu son indépendance officielle le 26 juin de la même année, s'est unifié avec sa voisine méridionale, la Somalie italienne. Ce projet politique a été nommé « pansomalisme » et avait pour objectif de procéder à une « unification à venir de l’ensemble des territoires somali colonisés », selon Géraldine Pinault et Nathalie Coste.

Les premières réjouissances suscitées par cette unification se sont rapidement estompées à mesure que les signes du dysfonctionnement de l'État se sont multipliés. Le clanisme a infiltré le système politique et les organes administratifs, chaque groupe cherchant à maximiser les profits générés par un système somalien rongé par la corruption. Cette désillusion a conduit de nombreuses personnes à accueillir les bras ouverts le coup d'État militaire de Mohamed Siad Barre en 1969.

Le régime socialiste de Siad Barre a réalisé quelques réformes populaires dans les domaines de l'éducation et de la santé, mais a subi une défaite cuisante aux mains de l'Éthiopie lors de la guerre de l'Ogaden de 1977 à 1978 et a dû faire face à un mécontentement croissant vis-à-vis du parti unique. Siad Barre en est venu à compter sur la répression de la population et l'aide étrangère pour maintenir à flot un État ultra-centralisé et socialement isolé. La chute de Siad Barre en 1991 a laissé la Somalie aux mains de seigneurs de la guerre et de milices.



La rébellion du Nord


La profonde rancœur du Nord envers le Sud remonte à la formation de la Somalie en 1960. Assujettis à des structures étatiques essentiellement dirigées par le Sud, dans lesquelles prévalaient des élites et des législations héritées de l'époque coloniale, les populations du Nord se sentaient exclues. Les doléances des Nordistes n'ont fait que s'accroître lorsque la nouvelle administration les a désavantagés dans la répartition des postes de direction. L'union a commencé à être sérieusement remise en question et à se péricliter à mesure que l'emprise de Siad Barre s'affaiblissait, à partir de la fin des années 1970 : « Bien qu’excentré par rapport à l’administration et aux lieux de pouvoirs somaliens, le Nord bénéficie d’une rente de situation étant depuis l’Antiquité une région d’interface entre les hautes terres éthiopiennes, la péninsule arabique et le monde indien, et abritant plusieurs ports naturels, dont Berbera […]. Sous le régime de Siyad Barré, il subit une marginalisation économique croissante avec la mise en place, après la guerre de l’Ogaden, d’une politique d’exclusion économique et de relocalisation des réfugiés somali d’Éthiopie, notamment du clan Ogaadeen […] amenant à dessein sur le territoire Isaaq (majoritaire au Somaliland) un clan avec lequel les rivalités territoriales sont anciennes », expliquent Géraldine Pinault et Nathalie Coste.


Plusieurs mouvements de résistance fondés sur des clans sont apparus dans le pays : le plus notable d'entre eux était le Somali National Movement (SNM), un groupe formé en 1981 et étroitement connecté au clan Isaaq, qui représente par ailleurs environ 70 % de la population du Somaliland.

En 1988, la guerre civile a éclaté. Siad Barre a bombardé les deux plus grandes villes du Somaliland, Hargeisa et Burao, tuant environ 50 000 personnes et en déplaçant un million d'autres – un massacre ultérieurement nommé « le génocide des Isaaq » ou « l’holocauste d’Hargeisa ». Cette barbarie a incité les habitants du Nord à rechercher leur indépendance, seule voie pour parvenir à bâtir un État viable et équitable à leurs yeux. Le Somaliland a bénéficié d'une unité conférée par une population relativement homogène et une absence d'ingérence extérieure qui aurait pu compromettre la redevabilité imposée par le peuple à ses dirigeants. Dès sa déclaration d'indépendance en 1991, un processus de dialogue national inclusif a cherché à établir un consensus sur le système de représentation politique qui devrait régir le Somaliland.


Les délégués de la conférence ont élu Mohamed Haji Ibrahim Egal en tant que nouveau président. Il s'agissait d'un homme politique aguerri, membre du clan Isaaq. Afin de fortifier la stature démocratique de son pays, le gouvernement du président Egal a organisé un référendum constitutionnel en 2001. Au cœur de la nouvelle constitution figuraient la réaffirmation de l'indépendance et la mise en place d'un système multipartite. Une très vaste majorité a approuvé ces mesures.

La démocratisation a commencé avec la création de partis politiques et la tenue des premières élections en 2002. Le décès inattendu du président Egal en mai de la même année n'a pas ralenti cette dynamique. Depuis lors, plusieurs élections présidentielles et parlementaires ont eu lieu au Somaliland, conduisant à des transferts de pouvoir pacifiques, comme le précise Markus Virgil Hoehne dans le Monde diplomatique.



Un argumentaire convaincant


Ironiquement, le Somaliland satisfait bien plus efficacement que la Somalie les critères de la Convention de Montevideo de 1933 sur les droits et devoirs des États, qui comprennent l'existence d'une population permanente, d'un territoire défini, d'un gouvernement opérationnel et la capacité à entretenir des relations avec d'autres États. Le Somaliland peut plaider en faveur de sa reconnaissance pour de multiples raisons. Il a subsisté en tant que territoire autonome, doté de frontières internationalement reconnues, pendant plus de sept décennies de domination coloniale de 1887 à 1960.

Les autorités du Somaliland affirment aujourd'hui qu'elles rompent un partenariat raté plutôt que de chercher à faire sécession, et que leur cas est donc identique à l'éclatement de la Confédération de Sénégambie, qui unissait le Sénégal et la Gambie ; et de la République arabe unie, qui rassemblait la Syrie et l’Égypte dans une volonté de concrétiser le panarabisme nassérien. Les autorités somalilandaises établissent également des parallèles avec l'Érythrée, leur voisin au nord, qui était à l'origine une colonie séparée de l'Éthiopie et qui a obtenu son indépendance en 1993 au terme d’une guerre séparatiste qui a duré 30 ans.


La communauté internationale a lancé de nombreuses initiatives de paix depuis l'effondrement de la dictature de Siad Barre. Pourtant, la Somalie reste fragmentée et dépourvue d'un véritable gouvernement central. Elle reste le pire exemple de défaillance étatique de la période postcoloniale. Il suffit de consulter le classement de Freedom House, une organisation non-gouvernementale (ONG) qui effectue un classement en fonction des libertés citoyennes et politiques, pour se rendre compte de l'énormité de la situation : sur l'ensemble des pays de la Corne de l'Afrique et des pays de l’environ, le Somaliland - avec un score total de 49 points - est le seul, au même titre que le Kenya - avec un score total de 48 points - à se classer dans la catégorie « partly free ». Tous les autres pays, que ce soit Djibouti (24), l'Éthiopie (23), le Soudan (10), la Somalie (7), l'Érythrée (3) ou le Soudan du Sud (1), sont catalogués comme « not free ».

Le Somaliland et la matérialisation de son identité propre ont été étoffés au fil des années : dans un article publié dans la revue Politique Africaine, Markus Virgil Hoehne cite plusieurs exemples qui ont contribué à façonner l'entité nationale somalilandaise : la création de Radio Hargeysa ; le lancement de plusieurs journaux quotidiens ; la diffusion d'une monnaie nationale, le shilling du Somaliland, à partir 1994 ; l'introduction d'un nouveau drapeau et d'un hymne national en 1996 ; l'élaboration d'un programme scolaire somalilandais,… Un article du Courrier international d’abord extrait du quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, décrit par ailleurs le Somaliland comme une « success-story à l’africaine » et « l’un des [ays] plus sûrs et des plus pacifiques du continent ».



Les répercussions du manque de souveraineté


Malgré le succès du Somaliland, qui a réussi à instaurer une démocratie stable dans une région réputée pour être une poudrière où règnent l'instabilité, les famines et les dictatures, la communauté internationale persiste à réfuter toute reconnaissance du Somaliland en tant qu'État souverain. Bien que ce manque de reconnaissance n'ait pas entravé de manière significative le Somaliland dans ses années de formation, ses perspectives de conserver ses acquis politiques et économiques dépendent désormais de l'acceptation internationale en tant qu'État souverain, avec tous les droits et bienfaits que ce statut confère.


L'isolement du Somaliland est préjudiciable à plusieurs égards. Les organes gouvernementaux ne peuvent pas recevoir d'assistance de la part d'autres pays ; la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque africaine de développement (BAD) et autres organismes de développement ne sont pas autorisés à offrir une assistance financière ; les entreprises internationales ne sont pas disposées à ouvrir des succursales dans le pays ; le coût de la vie est élevé : « Faute d’un accès plus large aux guichets internationaux, dont ceux du Fonds monétaire international (FMI), et d’un cadre juridique rassurant pour les investisseurs étrangers, le Somaliland vit avant tout des capitaux rapatriés par sa diaspora et de la réussite de quelques entrepreneurs privés », explique Laurence Caramel dans un article du Monde. De nombreux ressortissants de la diaspora somalilandaise, dont le retour contribuerait à revigorer les systèmes judiciaire, financier, médical et pédagogique du pays, hésitent à rentrer chez eux par crainte de vivre dans un pays non-reconnu. En outre, une épée de Damoclès surplombe le Somaliland : la hantise que les agissements terroristes – particulièrement le groupe islamiste Al-Chabab – ne prolifèrent dans le sud.

Tant que la Somalie restera un État en déliquescence et une zone grise où se produisent toutes sortes d'atrocités, cette dernière continuera à freiner le développement du Somaliland. Sur le plan diplomatique, la non-reconnaissance du Somaliland l'empêche évidemment de faire partie de structures incontournables comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le FMI, l'UNESCO, ou de participer à des événements symboliques comme les Jeux olympiques qui l’intègreraient un peu plus dans le maillage international.



Un climat de changement prometteur


Cependant, le vent tourne, et de plus en plus de monde se presse au portillon et courtise le Somaliland. De nombreux acteurs étrangers y ont dépêché leurs représentants dernièrement : dès 2016, les Émirats arabes unis ont fait étalage de leur pouvoir et de leurs ressources financières, par le biais de l'opérateur portuaire émirati DP World qui a injecté 400 millions de dollars dans la rénovation du port de Berbera, qu'il possède et exploite désormais.

Depuis le 1er juillet 2020, le pays est également reconnu par Taïwan. Les deux pays ont inauguré leurs représentations diplomatiques réciproques le 17 août 2020. Dans le cadre d'un arrangement bilatéral, le tandem de pays ostracisés a convenu de stimuler la coopération dans divers secteurs. La Chine a promptement réagi en détachant à Hargeisa son ambassadeur en Somalie. Les délégations chinoises ont fait une série de concessions, offrant notamment d'importants investissements dans les infrastructures et l'ouverture d'un bureau de représentation. Le président Muse Bihi Abdi a toutefois décliné l'offre et le chef de la diplomatie du Somaliland, Essa Kayd Mohamoud, a expressément exhorté la Chine à ne pas lui imposer ses choix de politique étrangère, essuyant les critiques acerbes et les menaces implicites de la Chine.


La capitale, Hargeisa, abrite donc des représentations diplomatiques britannique, taïwanaise, danoise et émiratie, mais pas américaine. Une reconnaissance américaine – même subtile – du Somaliland équivaudrait à admettre que persister à exiger l'intégrité territoriale de la Somalie était une énième erreur en matière de politique étrangère. Les États-Unis et le reste des pays dits occidentaux montrent par ailleurs une aversion accrue envers la reconfiguration d'États existants, compte tenu des ambitions territoriales de dirigeants tels que Vladimir Poutine et de Xi Jinping, sans oublier les mouvements séparatistes qui guettent le Royaume-Uni – principalement l’Ecosse – et l'Union européenne.



Conclusion


Le Somaliland est le cas fascinant d'un État de facto qui se porte bien mieux que les États internationalement reconnus de son voisinage, à savoir le Sud-Soudan, l'Érythrée, la Somalie, le Yémen et même l'Éthiopie, en proie à une guerre civile dans la province du Tigré depuis 2020.

Evoquant les réticences de l’Union africaine (UA) à appuyer la demande de reconnaissance du Somaliland, Laurence Caramel rapporte dans un article du quotidien Le Monde : « La ligne de l’UA est claire : éviter de rouvrir un débat sur les frontières héritées de la colonisation, qui pourrait alimenter les volontés sécessionnistes toujours vivaces dans plusieurs pays. […] Par ailleurs, l’influence de l’Egypte, proche de la Somalie, membre comme elle de la Ligue arabe, contribue aussi à ce statu quo ». Une reconnaissance du Somaliland ouvrirait la boîte de Pandore d’autres revendications sécessionistes en Afrique : celles de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), de l’Ambazonie, voire du Tigré...

Bien que le Somaliland soit encore marginalisé sur l'échiquier international, des progrès diplomatiques ont été réalisés ces dernières années. Ces avancées constitueront-elles la passerelle vers une reconnaissance totale ? Il est indéniable que le pays possède tous les attributs d'un État souverain, et les institutions internationales auraient tort de continuer à éluder les revendications du Somaliland et de priver l'un des rares pays démocratiques de la région de toute possibilité d'insertion dans le système mondialisé.

45 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page