Charles MARTY
Le retour du Japon
Bien que le Japon soit un acteur incontournable de la scène asiatique et de la zone Indopacifique, les trois dernières décennies ont vu le pays prendre un retrait affirmé face à l’importance croissante de la superpuissance chinoise. Toutefois, le réformisme de la majorité au pouvoir, et le réarmement de grande ampleur du pays, montrent une volonté de faire contrepoids face à Pékin.
Le décès soudain et brutal de l’ancien Premier ministre Shinzo Abe, lors d’un meeting de campagne le 8 juillet, a placé le Japon au centre de l’actualité internationale, au point d’éclipser la démission de son homologue britannique Boris Johnson. L’ancien chef du gouvernement japonais, figure centrale du Parti Libéral-Démocrate (PLD) japonais, détenait le record de la plus grande longévité politique à la tête du pays et a laissé derrière lui un héritage politique et économique controversé.
Mais c’est surtout sa politique internationale volontariste qui a marqué ses mandats, ainsi que son intention de longue date de mener une révision de la Constitution japonaise. En ligne de mire, les dispositions constitutionnelles empêchant le pays du soleil levant de se doter d’une véritable armée et le privant du droit de recours à la force en dehors d’une situation de légitime défense.
Ce volontarisme a été transmis à de nombreux autres cadres du PLD, en particulier l’actuel Premier ministre Fumio Kishida, lequel a remporté une victoire éclatante lors des élections sénatoriales du 10 juillet. La mort d’Abe a suscité une vague de sympathie au sein de l’électorat, permettant à Kishida de sécuriser les deux-tiers de la Diète, et a potentiellement ouvert la porte au projet de réformes dont Abe rêvait : rétablir le rôle du Japon sur l’échiquier politique de l’Asie de l’Est, et accroître la puissance militaire de Tokyo face à l’agressivité croissante de Pyongyang et la politique maximaliste de Pékin.
Réarmement législatif, politique et industriel
Le plus important point de contention quant au rétablissement de la puissance japonaise est de nature législative. En effet, la Constitution de 1947 prive par son article 9 l’État japonais du droit à la belligérance. La célèbre « clause de paix », qui constitue à elle seule le Chapitre 2 de la Constitution du Japon, a forcé le pays à renoncer à la guerre, mais aussi et surtout à la possession et à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. En d’autres termes, il est théoriquement illégal pour le Japon de disposer de forces armées.
Cette anti-constitutionnalité s’est enracinée dans l’administration militaire américaine de l’occupation du Japon dans les années qui ont suivi la capitulation : la sécurité de l’État nippon est assurée par les États-Unis depuis 1951, en accord avec la « doctrine Yoshida » – du nom du Premier ministre d’après-guerre Shigeru Yoshida, qui privilégiait la reconstruction économique du pays en déléguant la défense. De fait, malgré la fin de l'occupation, Washington conserve aujourd’hui une très importante présence militaire dans l’archipel japonais, en particulier à travers sa base de Kadena sur l’île d’Okinawa, dans l’archipel des îles Ryūkyū revendiqué par la Chine.
En pratique, l’article 9 de la Constitution a des ramifications considérables sur la souveraineté politique et militaire du Japon. Cette constitution avait été accueillie avec soulagement par le peuple japonais en 1947, car elle permettait d’exorciser le totalitarisme et le militarisme de l’empire Japonais. Toutefois, les courants politiques les plus conservateurs ont perçu plus négativement leur dépendance militaire envers les États-Unis, et ce de manière croissante. C’est la raison pour laquelle, dès les années 1950, des réinterprétations libérales de l’article 9 ont donné une certaine latitude au pays dans son autogestion sécuritaire, et ont permis à Tokyo de se doter des Forces d’Auto-Défense japonaises, ou FAD (en anglais, Japanese Self-Defence Forces, ou JSDF) en 1954.
Or, dans les faits, les FAD sont une armée qui ne dit pas son nom. Sur le plan technique, elle est portée par un budget à hauteur de 5480 milliards de yen – soit 42,2 milliards d’euros, bien plus que les 39 milliards du budget français – et elle dispose de multiples équipements modernes. Sa branche marine dispose ainsi de 4 porte-hélicoptères amphibies de classe Izumo et Hyūga, de 14 sous-marins d’attaque de classe Soryū et Taigei, et de 38 destroyers de classes multiples. Son armée de l’air maintient près de 350 avions de chasse modernes (essentiellement des F-15 et F-2A) et le pays attend la livraison de 170 chasseurs F-35A pour son armée de l’air et 84 F-35B pour sa force aéronavale. Il s’agit de la 4e plus importante force militaire d’Extrême-Orient, derrière la Chine et les deux Corées, et disposant du 8e budget militaire mondial bien qu’il ne représente que 1% du PIB japonais, une limite posée par la Diète, le parlement japonais.
Sur le plan doctrinal, depuis les années 2000 les FAD se sont rapprochées d’une véritable armée : au cours de ses multiples mandats à la tête du Japon, Shinzo Abe a eu pour vocation d’obtenir la modification de la Constitution, afin d’amender ou de supprimer l’article 9. Plus que de mener à une remilitarisation du pays, le projet a surtout pour vocation de « normaliser » la défense japonaise telle qu’elle existe aujourd’hui, et de pleinement rendre au Japon sa souveraineté sur les questions de politique étrangère et de défense. C’était au nom de cette volonté – englobée au sein d’une « doctrine Abe », en opposition à la « doctrine Yoshida » – que fut fondé en 2007 le ministère japonais de la Défense, un an après la création d’un État-major des armées japonaises.
La « doctrine Abe » s’est également incarnée dans les très controversées lois sur la sécurité votées en 2015, permettant au Japon d’intervenir militairement pour venir en aide à un pays ami en guerre. Elle peut être résumée dans le concept de « contribution proactive à la paix » : le Japon a ainsi fortement augmenté, depuis 2013, sa participation à des missions de maintien de la paix et humanitaires de l’ONU. Enfin, le programme proposé par le PLD en octobre 2021 a pour ambition de « doubler » les dépenses militaires du pays, portant donc le budget de la défense à 2% du PIB, à travers une accélération des programmes de dotation de la JSDF en blindés, sous-marins et avions de combat. Cet arbitrage budgétaire devrait intervenir dès l’an 2023 sous l’impulsion de Fumio Kishida.
Néanmoins, ces réformes ne permettent toujours pas aux forces nippones d’entreprendre des actions militaires offensives. Selon les mots de Bruno Desjardins, les FAD « restent incapables de se défendre seules et ne possèdent aucun potentiel de guerre offensif réel. Le Japon militaire de l’après-guerre n’arrive pas à la cheville de celui qui prendra d’assaut l’Asie durant les premières décennies du XXe siècle ».
Entre le marteau de puissances hostiles et l’enclume du nationalisme
Cette volonté de normalisation du Japon dans le grand jeu politique et militaire de l’Asie répond à un climat géopolitique troublé. D’une part, la Chine démontre une hostilité croissante envers plusieurs de ses voisins – non seulement le Japon, mais aussi la Corée du Sud, l’Inde, Taïwan. La deuxième puissance militaire et économique mondiale envoie fréquemment des avions espions violer l’espace aérien de Tokyo en mer du Japon et en mer de Chine méridionale, multiplie les incursions navales dans les eaux territoriales nippones, et s’est armée d’un formidable dispositif de cyberdéfense. L’approche maximaliste de la Chine concernant le contentieux des îles Diaoyu-Senkaku a vu Pékin autoriser les garde-côtes chinois à faire usage de la force pour affirmer sa souveraineté sur l’archipel, et les invasions japonaises précédant la Seconde Guerre mondiale restent un thème de prédilection des « loups-guerriers » de la diplomatie chinoise.
Son agressivité croissante vis-à-vis de Taïwan est une source d’inquiétude particulièrement importante pour le Japon, du fait de son statut de verrou de l’expansion maritime chinoise dans l’océan Pacifique. La question taïwanaise a ainsi fait l’objet d’un passage important dans le livre blanc de la défense japonaise de juillet 2021, soulignant à quel point le risque d’une invasion de Taïwan est perçu comme une menace existentielle pour Tokyo.
D’autre part, la Corée du Nord multiplie également les essais balistiques en mer du Japon, ainsi que les déclarations et menaces à l’encontre du gouvernement japonais. Le tir de huit missiles en juin dernier s’inscrit dans ce que le régime de Pyongyang qualifie de « répétitions générale » face au scénario d’une invasion de son territoire. Malgré les nombreux régimes de sanctions de l’ONU pesant sur elle pour ses programmes d’armes nucléaires et de missiles balistiques, la Corée du Nord maintient une rhétorique ouvertement militariste envers le Japon et la Corée du Sud.
Face à ces deux sources de pression militaire et politique, le Japon de Shinzo Abe et de ses successeurs a multiplié les ouvertures diplomatiques, tout en contribuant à reconstruire la souveraineté militaire du pays. Au-delà de sa participation au partenariat du QUAD aux côtés des États-Unis, de l’Inde et de l’Australie, qui lui permet de forger un « diamant sécuritaire » contre l’influence chinoise dans le Pacifique, Tokyo a tissé un important réseau de partenariats bilatéraux.
On peut ainsi observer le rapprochement entre le Japon et le Royaume-Uni, notamment à travers un accord de défense signé le 5 mai 2022 entre Tokyo et Londres, concomitant avec une coopération pour développer de manière parallèle et fusionnelle leurs projets d’avions de combat de 6e génération, le F-X et le Tempest. De même, dans le cadre d’une interopérabilité renforcée avec les États-Unis, les flottes des FAD et de l’US Navy ont participé à plusieurs exercices conjoints en mer de Chine méridionale depuis plusieurs années. Enfin, s’il ne reconnaît pas officiellement la souveraineté de Taïwan, le Japon a réalisé plusieurs missions et simulations maritimes avec les forces de défenses taïwanaises, et a entrepris un renforcement de la coopération militaire avec Taïpei le 27 août 2021.
Cependant, le Japon a rencontré plus de difficultés sur le sujet d’un partenariat durable avec la Corée du Sud. Les relations entre Séoul et Tokyo font l’objet de tensions depuis plusieurs années ; en cause, un ressentiment historique, créé par l’occupation japonaise de la péninsule coréenne de 1905 à 1945 et les exactions de l’armée impériale – particulièrement envers les « femmes de réconfort » coréennes, sujet brûlant face auquel une frange nationaliste de l'opinion politique japonaise fait encore preuve de négationnisme.
Le ressentiment de la population sud-coréenne reste aigu, en particulier du fait du révisionnisme historique d’une grande partie de la classe politique japonaise, dont l’ancien Premier ministre Shinzo Abe : celui-ci avait causé la controverse en visitant à plusieurs reprise le sanctuaire Yasukuni, perçu comme un symbole du militarisme impérial du Japon. La mésentente avait mené, en 2021, à un important boycott des produits japonais par la Corée du Sud, ainsi qu'à des sanctions commerciales du Japon contre Séoul. Par ailleurs, une large partie de l’électorat japonais s’inquiète face à la perspective de réarmement massif qu’appelle la branche la plus réformiste du PLD, rappelant un passé totalitaire et représentant une pente glissante vers une remilitarisation totale de la société japonaise.
Si le nouveau président sud-coréen, Yoon Suk-Youl, laisse entrevoir la possibilité d’une médiation et d’un rapprochement entre Séoul et Tokyo face aux menaces chinoises et nord-coréennes, le nationalisme affiché de la majorité au pouvoir nippone maintient une incertitude quant à l’idée d’une alliance entre les deux pays, même sous l’égide des États-Unis.
Face à la vulnérabilité économique du Japon
La question de l'attitude à afficher face à la menace chinoise reste un dilemme majeur pour la société japonaise, mais elle dépasse de loin le seul environnement militaro-sécuritaire. La première et principale vulnérabilité du Japon envers la Chine est en effet d'ordre économique et énergétique.
D’une part, la Chine est aujourd’hui le premier partenaire commercial du Japon : en 2020, les exportations de Tokyo vers Pékin représentaient 141 milliards de dollars, là où celles vers Washington ne s’élevaient qu’à 118 milliards. 90% des échanges commerciaux japonais passent par la mer de Chine orientale. De plus, le Japon est le premier investisseur étranger en Chine au monde, ces investissements représentant un stock cumulé de 112 milliards de dollars d’IDE en 2018, assurés par 50000 entreprises implantées en Chine. Une décision chinoise de se saisir de ces actifs pourrait paralyser instantanément l’économie japonaise.
D’autre part, les importations énergétiques du Japon passent à 60% par la zone maritime de la mer de Chine orientale, une zone riche en ressources halieutiques et en hydrocarbures. Mais encore, la dépendance du Japon envers la Chine est particulièrement marquée dans le secteur des terres rares : en 2019 le Japon importait 58% de ses terres rares de Chine.
Face à cette menace, Tokyo conserve des moyens de préserver son économie : le Japon reste la troisième puissance économique mondiale, dispose d’un PIB de plus de 5000 milliards de dollars - deux fois celui de la France - et est un catalyseur considérable de flux internationaux : le pays est au 5ème rang mondial pour les investissements directs à l’étranger, et 80% de ses échanges sont couverts par des traités de libre-échange.
Le plus puissant bouclier économique du Japon est le Partenariat Économique Régional Global (Regional Comprehensive Economic Association, ou RCEP), un traité de libre-échange multilatéral entré en vigueur le 1er janvier 2022. Cet accord titanesque réunit la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les 10 pays de l’ASEAN, soit la plus importante zone économique mondiale, et crée un épais matelas sécuritaire pour l’économie nippone face à la Chine.
Plusieurs autres mesures ont été mises en place en vue de solidifier les défenses économiques du pays : le Japon a ainsi entrepris en décembre 2021 d’accroître ses liens avec Taïwan, en vue de mettre en place une « coopération globale » dans le secteur des semi-conducteurs, afin de garantir une stabilité de leurs chaînes d’approvisionnement face à la menace de guerre économique avec la Chine. De plus, le PLD entend faire passer à la Diète en 2022 une loi instaurant une stratégie de sécurité économique, proposant deux objectifs clairement identifiés: la préservation de l’autonomie stratégique, et la cultivation de “l’indispensabilité stratégique”.
Cependant, le Japon est sorti avec difficulté de la crise causée par la pandémie de Covid-19 : malgré les Jeux Olympiques de Tokyo, le ralentissement économique du pays n’a été enrayé que de justesse, avec une chute de l’investissement des entreprises de 6% et de la consommation des ménages de 52% en 2020. D’autre part, le pays ne s’étant jamais réellement remis de l’éclatement de la bulle des années 1990, l’inflation du Yen reste inférieure à 1%, et la valeur de la monnaie ne cesse de chuter.
Il est également nécessaire de mentionner les réformes économiques extrêmement controversées mises en place sous Shinzo Abe depuis 2012. Les « Abenomics », censées relancer la croissance du Japon après que la Chine l’avait dépassé en PIB en 2010, consistaient en un fort interventionnisme de l’État et une politique monétaire accommodante.
Cette politique a, au moins partiellement, porté ses fruits, l’économie du pays ayant encaissé le choc de la pandémie de Covid-19 avec seulement une baisse de la croissance représentant 4,8% du PIB en 2020. A titre de comparaison, la France avait perdu 8,2%. Mais les hausses fiscales causées par le financement des investissements, et la hausse de la précarité, ont rendu le programme impopulaire.
Il est ainsi clair que, dans la situation actuelle ou le Japon se remet lentement du ralentissement créé par la pandémie, son économie serait particulièrement vulnérable à une hausse des hostilités vis-à-vis de la Chine. Le programme voulu par Fumio Kishida, consistant à « doubler » les dépenses militaires, mettra probablement à l’épreuve le soutien étatique des Abenomics.
Conclusion
Le débat autour du remaniement constitutionnel est dû à l’opposition entre les réformistes s’inscrivant dans la lignée de Shinzo Abe et les traditionalistes souhaitant respecter la Constitution de 1947 : les mentalités changent lentement au Japon, et les initiatives de Shinzo Abe pour augmenter les prérogatives des JSDF ont longtemps été perçues négativement par la population ; mais l’opposition, principalement incarnée par le Parti Démocrate Constitutionnel (PDC) et le Parti Social-Démocrate (PSD), est trop faible et désunie sur la question sécuritaire pour constituer un bloc au discours unifié. De fait, le PLD de Shinzo Abe et de Fumio Kishida a eu la majorité à la Chambre des représentants de manière presque ininterrompue depuis 1947.
Toutefois, les gouvernements Abe et Kishida ne pouvaient contourner l’article 9 que jusqu’à un certain point, et le chantier des réformes constitutionnelles était impossible à démarrer sans avoir un contrôle quasi-total de la vie politique du Japon. La modification de la Constitution japonaise est de fait lourdement réglementée : il est en effet nécessaire d’obtenir une ratification des deux chambres de la Diète à la majorité aux deux-tiers.
Cela étant, grâce à la victoire du PLD aux élections sénatoriales de début juillet, la majorité au pouvoir contrôle désormais les deux chambres. Le décès soudain de Shinzo Abe, ainsi que les tensions croissantes dans la région du fait de l’hostilité chinoise et nord-coréenne, ont en effet favorisé l’électorat conservateur.
Si le parti de Fumio Kishida parvient à trouver un accord avec les formations minoritaires de la Diète, il est possible que la Constitution soit enfin modifiée dans les prochains mois. Tant que cela n’arrivera pas, toutefois, les Forces d’Autodéfense japonaises resteront limitées dans leur capacité de mener des opérations offensives, et seront circonscrites à la seule protection du territoire nippon, une posture de plus en plus insuffisante face aux armements nord-coréens et à la masse capacitaires chinoise.