- Lea Raso Della Volta
La Turquie, médiatrice ou arbitre dans la guerre en Ukraine ?
Les médiations pour parvenir à un dialogue entre Ukrainiens et Russes n’ont guère été fructueuses depuis le début du conflit. Mais un pays résiste et semble être le mieux placé d’un point de vue géostratégique pour discuter avec Vladimir Poutine et les Européens. Il s’agit de la Turquie, qui se pose en interlocutrice des deux partis au nom d’une neutralité, en appliquant le principe édicté par Mustafa Kemal : « Yurtta sulh, cihanda sulh » (la paix à l’intérieur et la paix avec ses voisins) qui est gravé dans le marbre de la Constitution.
Depuis le début de l'invasion russe en Ukraine, la position de la Turquie a été saluée par l'Otan, puisque Ankara a affirmé ouvertement son soutien à l'Ukraine, désapprouvant l'acte de guerre commis par la Russie, sans toutefois voter les sanctions économiques contre Moscou.
Cette médiation, tant souhaitée par Ankara, place le pays dans une « position schizophrénique » comme le soulignait Jean Marcou, une constante depuis les printemps arabes et la guerre en Syrie, lorsque la Turquie a proposé sa médiation à Damas tout en critiquant ses choix politiques.
Forte de ses relations privilégiées avec Moscou et Kiev, Ankara s’est donc positionnée comme le principal médiateur du conflit, accueillant notamment des sessions de négociations entre les deux camps. Mais certains observateurs prédisent, avec la durée des hostilités, un grand écart qui risque d’être difficile à tenir : les relations d’Ankara se réchauffent avec Kiev tandis qu’elles semblent se distendre avec Moscou, mais le 5 août 2022, une rencontre entre Vladimir Poutine et le président turc est prévue à Sotchi.
Ce serait tirer des conclusions hâtives, car ce conflit est une aubaine pour le président turc Recep Erdoğan, sur laquelle il compte bien capitaliser, et où il voit une opportunité d’imposer son pays comme médiateur, de peser de tout son poids régional, dans la gestion des détroits particulièrement et d’exercer son droit d’interdire l’accès aux détroits comme l’y autorise la Convention de Montreux de 1936, qui prohibe en principe le passage des détroits aux flottes de guerre belligérantes.
« Il sera interdit aux bâtiments de guerre de toute puissance belligérante de passer à travers les détroits, sauf dans les cas rentrant dans l’application de l’article 25 de la présente Convention, ainsi que dans le cas d’assistance prêtée à un État victime d’une agression en vertu d’un traité d’assistance mutuelle engageant la Turquie, conclu dans le cadre du Pacte de la SDN ».
La Turquie a pris très au sérieux son rôle de gardienne des détroits, en interdisant le franchissement des bâtiments de guerre russes dès le mois de mars 2022. Si l’on en croit le ministre des Affaires étrangères turc, cette mesure a été prise pour éviter l’escalade de la crise.
Une manière de ménager la Russie en affichant un discours d’apaisement, qui en langage diplomatique signifie une neutralité, tout en adressant le même message à l’Occident et aux pays de l’Otan : les alliés ne pourraient pas envoyer des navires en mer Noire pour mettre la pression sur Moscou sans son autorisation. Si R. T. Erdoğan donne l’impression de naviguer à vue, son objectif est bien son intérêt, national et personnel.
Cette entente, qui semble cordiale avec la Russie, ne demeure qu’une façade car les deux empires, puis pays, ont entretenu des relations très antagonistes sous les Tsars, puis pendant la Guerre froide, où la Turquie était une ceinture verte contre le communisme et une alliée indéfectible de l’Occident et de Washington, pour qui elle faisait figure de rempart dans cette zone.
Mais l’opposition remonte à très loin, aux 18e et 19e siècles, à l’époque où l’Empire des Tsars s’opposait à celui des sultans-califes, lesquels régnaient de surcroît spirituellement sur les musulmans du Caucase, donnant ainsi du fil à retordre à Moscou.
Ce qui les divise est, certes le sort de la Crimée, mais aussi le rôle que Moscou souhaite jouer en Asie centrale, que revendique la Turquie comme chasse gardée ; cette dernière n’a cessé de fonder son nationalisme et la STI, ou Synthèse Turco islamique, sur le retour des frères turcophones d’Asie dans le giron d’Ankara, sans compter les Balkans où l’élément turco-musulman le dispute à l’élément orthodoxe proche de Moscou.
Ce qui les rapproche est le processus d’Astana, un ensemble de rencontres multipartites entre différents acteurs de la guerre civile en Syrie.
Pour la Turquie, il s’agit de reprendre ses marques dans de récupérer son influence régionale, afin de devenir le passage obligé à toute négociation, et à s’affirmer face à l’Occident.
Le couple turco-russe se développe dans la dialectique ami-ennemi, l’ami pour les Turcs est les Ukrainiens, mais si on se fonde sur la théorie de Julien Freund, « c’est que la non-reconnaissance de l’ennemi est un obstacle à la paix. » Or l’ennemi, non avoué, de la Turquie est bel et bien la Russie, c’est avec elle que la Turquie cherche à établir un dialogue.
Nous avons choisi de mettre en regard la dialectique ami-ennemi et les raisons objectives qui incitent la Turquie à se rapprocher de celui qu’elle considère comme une ennemie héréditaire : la Russie.
Russes et Turcs : les meilleurs ennemis du monde
Ennemis au cours des siècles passés, aux positions antagonistes plus récemment, les relations entre les deux pays, n’ont jamais été apaisées : leurs rivalités dans les Balkans et dans le Caucase suffiraient à elles seules à remplir des rayonnages de bibliothèques. Néanmoins, les deux ennemis n’ont jamais cessé d’établir des liens, et ce, malgré tout ce qui les oppose ; ou plutôt parce que tout les oppose.
Les deux pays se sont retrouvés sur le front syrien du même côté de la barrière, avant de reprendre chacun leurs billes et de poursuivre leur stratégie visant à affirmer leur influence dans le Caucase.
En cause, le Haut-Karabakh, rattaché le 4 juillet 1921 à l’Azerbaïdjan qui a divisé le clan des alliés d’hier, lors du conflit en Syrie : les Azéris soutenus par Ankara, et l’Arménie soutenue par Moscou et Téhéran. Preuve d’une divergence d'ordre géostratégique entre les deux pays.
Aussi, pour les Occidentaux, cette « frénésie médiatrice de la diplomatie turque » est un sujet de perplexité. C’est sans compter sur la volonté d’Ankara de ne pas se laisser distancer et d’être présente dans les négociations.
Cette position que certains observateurs jugent intenable sur le long terme. Une chose est certaine, la Turquie a une position ambivalente, mais cela convient parfaitement à ses objectifs, dont celui qu’elle a dévoilé à Téhéran le 19 juillet 2022. Elle assure un dialogue avec Moscou, tout en ayant des objectifs tout à fait divergents, mais la Turquie a besoin du soutien de Moscou et de Téhéran pour une action militaire dans le nord de la Syrie, contre les Kurdes. Ce que lui refuse le président iranien Ebrahim Raïssi, qui a déclaré qu’une intervention militaire dans la zone serait tout à fait inopportune.
Une pomme de discorde nommée Crimée
Le 4 décembre 2014, lors de sa traditionnelle allocution devant l’assemblée fédérale, Vladimir Poutine s’est exprimé ainsi : « La Crimée […] et Sébastopol ont une importance civilisationnelle et même sacrée inestimable pour la Russie, comme le Mont du Temple à Jérusalem pour les adeptes de l’Islam et du Judaïsme », justifiant ainsi, l’invasion de la presqu’île qu’il considère comme faisant partie intégrante de la Russie.
Depuis 2014, la Turquie ne cesse de crier à l’annexion illégale de la Crimée par la Russie. Encore très récemment par la voix de Mevlüt Çavuşoğlu, ministre des Affaires étrangères qui déclarait à l’agence de presse Anadolu :
« La République autonome ukrainienne de Crimée a été annexée par la Fédération de Russie à la suite du référendum illégitime du 16 mars 2014. La Turquie et la communauté internationale ne reconnaissent pas cet acte qui constitue une violation flagrante du droit international ».
Dans l’état actuel du droit international, une annexion n’est possible qu’après un traité de paix et après un référendum.
Or, l’annexion de la Crimée par Moscou est une atteinte à la souveraineté ukrainienne et bien qu’il y ait eu une parodie de référendum, ce dernier s’oppose aux règles du droit international, puisqu’il ne répond pas aux règles fixées par ce droit. Ainsi, la Crimée est considérée par la communauté internationale, et par Ankara, comme un territoire occupé.
L’occupation russe de la Crimée, depuis la fin du mois de février 2014, constitue une violation grave de la souveraineté ukrainienne, consécutive à un acte d’agression. Par conséquent, l’annexion est nulle et non avenue ; quant à la poursuite de l’occupation, elle est illégale.
Ce qui préoccupe Ankara est que cette péninsule, autrefois ottomane, qui appartient bel et bien à l’Ukraine, est peuplée majoritairement de populations turcophones. Ce qui signifie qu’en tant que puissance régionale, et à plus d’un titre, elle estime avoir son mot à dire. L’AKP, parti au pouvoir en Turquie depuis une décennie, est un parti religieux et à ce titre, il obéit à des critères inhérents au droit islamique. Ainsi, selon le droit musulman, là où se trouve l’oumma, ou communauté des croyants, se trouve le pays ; la Turquie fonde son droit de regard en Crimée, peuplée de Tatars musulmans, sur cette théorie. Mais les vieilles craintes concernant l’expansionnisme russe demeurent et la Turquie sait qu’elle risque, à un moment donné, de se trouver face à cet ennemi héréditaire, car s’il parvient à s’emparer du nord de la mer Noire, il lui fera face.
Par conséquent, Ankara observe ce voisin qu’elle juge offensif et dangereux pour ses intérêts. L’histoire lui a démontré qu’elle a toutes les raisons d’être inquiète de la menace que fait planer Vladimir Poutine sur l’équilibre du Caucase.
Cette lutte d’influence a eu pour toile de fond depuis des siècles la religion et les zones d’influence entre Orthodoxes et Musulmans. Rappelons que le traité de Küçük-Kaynarca (petite source), signé le 21 juillet 1774 entre la Russie tsariste et l’Empire ottoman, mettait fin à la guerre survenue en 1768. L’objectif de la Russie tsariste était d’obtenir la libre navigation dans les eaux de la mer noire. Ce droit, que la Russie obtiendra, fait suite à la bataille de Tchesmé et à l’anéantissement de la flotte turque.
L’étape suivante fut pour Catherine II la prise de la forteresse de Kertch, vigie qui contrôlait le trafic entre la mer d’Azov et la mer Noire. Aussi, dès 1771, les troupes impériales occupent la Crimée, qui passe sous souveraineté russe ; commence alors une immigration russe vers la région.
L’objet du traité de Küçük-Kaynarca a été le règlement du sort des populations orthodoxes, mais le plus important pour la Russie demeurait l’indépendance du Khanat de Crimée, qui ne tarda pas à passer sous contrôle russe, et où le sultan ne conservait une primauté religieuse toute relative sur les populations musulmanes (en majorité tatares). Les navires marchands battant pavillon russe obtinrent la libre circulation à travers les détroits des Dardanelles et du Bosphore et dans tous les ports ottomans du Levant. Les Russes s’emparèrent de plusieurs places fortes ottomanes, dont Azov.
Cent ans plus tard, la rivalité rejaillit en Crimée et l’élément déclencheur fut à nouveau la religion, même si l’Empire ottoman prit l’initiative des combats. L'empire Russe, misant sur la faiblesse de l’Empire ottoman, en profita pour poursuivre sa politique expansionniste, et envahit les provinces de Valachie et de Moldavie le 1er juillet 1853, ce qui incita les Ottomans à leur déclarer la guerre le 4 octobre.
Les incertitudes dans le Caucase
Le Caucase et l’Asie Centrale, depuis la période tsariste, ont toujours été le lieu d’affrontement entre les deux empires. La Russie dans sa course aux mers chaudes, s’est approprié les territoires d’Asie centrale, pour en faire des bases arrière de la Russie.
Depuis l’époque impériale jusqu’aux années 1990, le Caucase a été une zone de compétition ouverte entre les deux pays, avec à n’en pas douter une sympathie et une affinité religieuse et culturelle avec la Turquie, qui n’a cessé de s’affirmer depuis la création du groupe Caucase (1934-1939) dirigé par Haïdar Bammate, le leader nord-caucasien et ancien ministre des Affaires étrangères de l’Union des montagnards du Caucase du Nord et du Daghestan (1918), puis de la République montagnarde (1919).
Moscou, depuis le début du conflit ukrainien, est en perte de vitesse dans cette zone qui englobe le Caucase et l’Asie centrale. Pour preuve, ces républiques turcophones ont pris leurs distances avec la Russie.
Le 10 mai 2022, le président kazakh, Kassym-Jomart Tokaïev, s’est rendu en Turquie pour signer des accords de coopération militaire, qui prévoit aussi la construction d’une usine de drones d’attaque ANKA au Kazakhstan et de développement de corridors logistiques de marchandises et hydrocarbures contournant le territoire russe.
Cette visite a fortement déplu à Moscou, inspirant une série de déclarations agressives, comme un appel à « dénazifier le Kazakhstan » venant d’un député du Parlement de Moscou. Cette prise de distance déplaît doublement au Kremlin, qui la vit comme un acte de trahison, puisque le Kazakhstan a adhéré à l’Organisation du Traité de Sécurité Collective, dont l’instigateur n’est autre que Vladimir Poutine, et qu’à ce titre le pays a bénéficié de l’aide de Moscou pour rétablir l’ordre en son sein.
On constate néanmoins que la référence à l’idéologie nazie, qu’elle concerne l’Ukraine ou les républiques du Caucase, ont un seul point de convergence historique, que Vladimir Poutine n’ignore pas : le groupe Prométhée, dont la création a été une réponse à l’agressivité de la Russie. La réponse ne pouvait être qu’un sursaut de nationalisme, assimilé au nazisme par la rhétorique de Vladimir Poutine.
Les Républiques du Caucase ont franchi un pas en prenant leurs distances à l’égard de Moscou : « L’Ouzbékistan reconnaît l’indépendance de l’Ukraine, sa souveraineté et son intégrité territoriale » a déclaré Abdulaziz Komilov, ancien ministre des Affaires étrangères ouzbek, en mars 2022, précisant la position de son gouvernement qui ne « reconnaît pas les républiques [séparatistes ukrainiennes] de Louhansk et de Donetsk ». Le Kazakhstan, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, a affirmé son refus de reconnaître l’indépendance des deux républiques.
Ce recul de Moscou dans le Caucase profite à la Turquie, et pourrait être une source de conflits à venir.
Les points de convergence entre Ankara et Moscou
L’aphorisme selon lequel « les ennemis de mes ennemis sont mes amis » semblent convenir à la situation, et à ces deux « amis de circonstance », qui entretiennent une méfiance ancestrale et constante entre eux. Mais le recul de l’Occident sur le front syrien leur a permis de devenir des partenaires dans le conflit syrien.
Pourtant, là encore, leurs intérêts divergent tout en donnant l’impression d’avoir une stratégie commune.
Deux faits semblent les rapprocher : l’un est doctrinal, l’autre d’ordre économique.
La doctrine eurasiste, un lien, jusqu’à quand ?
Depuis la fin de la guerre froide, on assiste dans les deux pays à l’émergence d’un quatrième courant, l’eurasisme. A Moscou, cette doctrine, dont le chantre n’est autre qu’Alexandre Douguine, appartient à la mouvance nationaliste et voit dans la Russie éternelle le futur leader de l’Eurasie et du continent européen, face à un Occident qu’ils estiment être sur son déclin.
En Turquie, la mouvance eurasiste est appelée Avrasyacilik et promeut le rapprochement entre la Turquie et la Russie. A Ankara, ce mouvement est mené par certains intellectuels qui appartiennent au mouvement ulusalcılık, nationaliste et attaché au kémalisme, qui accusent l’Occident d’avoir favorisé la montée de l’islamisme en refusant au pays l’adhésion à l’UE, et d’avoir encouragé le nationalisme kurde.
Mais depuis, quelques années, on assiste à un retournement assez pervers de cette idéologie, comme le souligne Ihsan Kaymaz, avec une volonté de remettre la religion au centre de l’État et de renouer avec le passé ottoman, l’objectif étant de faire de la Turquie un acteur régional de première importance. L’un des représentants de cette mouvance est Doğu Perinçek qui ne cache pas sa sympathie pour les thèses d’Alexandre Douguine.
Mais si Vladimir Poutine ambitionne de renouer avec la Russie tsariste, le président turc rêve de redonner à son pays son lustre d’antan et de recréer une zone d’influence ottomane. Deux positions à partir d’une même doctrine, qui risquent de générer un autre conflit.
Un rapprochement économique post Guerre froide
En 1992, à l’instigation du Premier ministre turc Turgut Özal, la Russie et la Turquie se sont entendues sur un projet de « commonwealth », l'Organisation de coopération économique de la mer Noire (OCEMN), fondé avec les pays de la région de la mer Noire et du Caucase.
Cette organisation régionale a eu pour but de faciliter la coopération entre les États de la région dans les secteurs du transport, de l’énergie et du commerce.
Ce rapprochement de la Russie et de la Turquie s’est notamment concrétisé par le lancement du projet Blue Stream, un gazoduc offshore en provenance de Russie, d’une capacité de 16 mmc, qui alimente depuis 2005 le terminal de Samsun en Turquie et représente environ 30 % de la consommation de gaz turque.
Avec deux gazoducs en activité, le Trans-Balkan Pipeline et le Blue Stream, les importations pétrolières et deux projets en cours (le gazoduc Turkish Stream et la centrale nucléaire Akkuyu), Moscou représente ainsi le premier partenaire énergétique d’Ankara, qui connaît depuis plus d’une décennie une croissance soutenue de sa demande énergétique .
La forte dépendance énergétique de la Turquie se situe donc au niveau des énergies fossiles, notamment le gaz, car elle importe 99 % de sa consommation, et le pétrole, qu’elle importe à 89 %. Ainsi, la Russie fournit à la Turquie environ 55 % de ce gaz (ce chiffre varie sensiblement selon les années) et environ 12 % pour le pétrole.
Si les relations entre la Turquie et Israël ont connu ces dernières années des périodes de crispations, depuis quelques mois, Ankara a semble-t-il anticipé de futures tensions avec la Russie ; aussi cherche-t-elle à créer un partenariat avec Israël, puisqu’une importante poche de gaz se trouve dans la ZEE israélienne.
Le processus d’Astana, un rapprochement opportuniste
En dépit de leurs intérêts mutuels, les relations russo-turques ont connu de fortes tensions dues aux crises géopolitiques régionales. Jusqu’en 2016, les positions russes et turques étaient diamétralement opposées sur la gestion de la crise syrienne, le président turc demandant le retrait préalable de Bachar Al-Assad alors que le gouvernement russe met tout en œuvre pour maintenir le président syrien au pouvoir.
La destruction en vol d’un bombardier russe par l’armée turque dans le nord de la Syrie en novembre 2015 entraîna une crise grave entre les deux pays. Malgré leurs divergences et la nécessité pour la Turquie d’obtenir sur le terrain une zone qui leur permettrait de combattre le PKK, les deux partenaires ont débouché sur le processus d’Astana, est un ensemble de rencontres multipartites entre différents acteurs de la guerre civile en Syrie.
L'accord d'Astana est un traité signé le 4 mai 2017 par la Russie, l'Iran et la Turquie et portant sur la création de quatre zones de cessez-le-feu dans le pays. Les dernières sont le fruit de ces séries de négociations. Le texte n'a été ratifié ni par le régime syrien, ni par l'opposition en exil.
Ces zones sont situées à Damas (Ghouta orientale), Deraa, Rastane et Idleb. Les trois premières zones ont cependant été reprises par les loyalistes en 2018. Processus sur lequel la Turquie capitalise, puisque le 19 juillet 2022, les mêmes signataires se sont réunis à Téhéran.
Mais les choses ne se résument pas à une série d’antagonismes et d’alliances opportunistes; Il y a aussi, derrière tout cela, le jeu d’Ankara et sa politique qui vise à mettre un terme au conflit qui l’oppose au PKK. Aussi, lors de la rencontre de Téhéran, le Président turc a demandé à ses alliés, russes et iraniens, l’autorisation de créer un front dans le nord pour expurger « ce nid de vipères » qualifiant aussi les Kurdes de terroristes.
Conclusion
Si la Turquie tient à devenir l’interlocutrice privilégiée de la Russie dans le conflit qui l’oppose à l’Ukraine, c’est essentiellement dû à une volonté de devenir une puissance régionale indépendante et libre de ses choix. Sa position incertaine lui est dictée par sa situation géographique, qui la situe sur deux continents.
Le premier à vouloir mettre un terme à la doctrine kémaliste de la neutralité, fut Turgut Özal, qui souhaitait tirer profit de la fin de la guerre froide, pour permettre à la Turquie de devenir un acteur majeur de la région aux côtés des États-Unis. Son objectif était d’obtenir une reconnaissance sur la scène internationale et de placer la Turquie au rang de puissance régionale stabilisatrice
Turgut Özal voulait d’inscrire la Turquie dans le paysage géopolitique de la région, parmi les pays indispensables à la sécurité de la zone qu’il définissait comme étant « le Nord » et non « l’Ouest », zone orientale à laquelle est habituellement associée la Turquie.
Par ce changement rhétorique, il affirmait son attachement au lien étroit qui unissait son pays aux puissances occidentales, auxquelles il voulait prouver la volonté turque de défendre des intérêts communs, et dont il souhaite obtenir la reconnaissance de son état comme d’un « pivot stratégique » régional.
Ce rapprochement passait par la fin du non-interventionnisme qui faisait office de doctrine depuis les temps kémalistes. Au cours de son mandat, Turgut Özal revendiquait « une politique extérieure active », qui devait permettre à la Turquie de gagner sa place à la table des négociations aux côtés des grandes puissances.
La Turquie poursuit cette politique, prisonnière malgré tout de l’obligation du respect du principe de non-intervention que lui impose la Constitution.
Quant à son lien avec la Russie, il semble inutile d’ajouter que les deux camps n’ont aucune confiance l’un pour l’autre, mais ils entretiennent une relation politique, en dépit de l’impression donnée d’un front commun, quand cela est opportun "contre une troisième partie que sont les États-Unis ou l'Occident".
Mais cette belle entente risque de ne pas durer, car la menace qui risque de fissurer le bel édifice n’est autre que la crise du blé. L’Ukraine estime qu’elle peut s’appuyer sur la Turquie, mais pas sur l’ONU et moins encore sur la parole donnée par la Russie.
Ainsi, la Turquie risque de se muer non plus en médiatrice, mais dans les prochaines semaines, en arbitre.
Bibliographie
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Rebière, N, « Les relations russo-turques au prisme des enjeux énergétiques », in : Confluences Méditerranée, 2018/1, pp.113-123.
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« Turkey’s Erdogan Promises to Assist Ukraine Recover Stolen Grain », in : Kyiv Post, 12 juillet 2022.
« La Turquie au Moyen-Orient, Le retour d’une puissance régionale ? » ouvrage collectif sous la direction de Dorothée Schmid, Ifri, 2011.