- Candice NOUAILLIER
La dépendance européenne aux hydrocarbures russes
Alors que la guerre en Ukraine perdure, l'engrenage de la « géopolitique des tubes » s'est enclenché, ressuscitant des angoisses énergétiques sur le Vieux Continent. Les Européens, désireux d’imposer des sanctions à la Russie mais aussi conscients de leur grande dépendance à l’égard de celle-ci pour leur approvisionnement en hydrocarbures, doivent trouver d'autres débouchés, tandis que Vladimir Poutine se la joue maître chanteur.
Géopolitique des tubes et économie de rente
La géopolitique des tubes est un aspect fascinant de la mondialisation et de l’accélération des échanges entre les Etats, une sorte de partie d’échecs dont les enjeux diplomatiques sont immenses et à laquelle la Russie n’est pas étrangère. Les entrelacs de « tubes », oléoducs et gazoducs, qui quadrillent le continent européen, sont les marqueurs de la dépendance de l’Europe envers les exportations d’hydrocarbures russes.
La Russie possède ce qui est appelé une « économie de rente ». En 2018, la vente de sa production d’hydrocarbures représentait 55 % de ses exportations totales de la Russie, soit près de 15 % de son produit intérieur brut (PIB), selon un article publié par le média indépendant The Conversation. La rente pétro-gazière a par ailleurs extirpé la Russie de sa misère socio-économique post-effondrement soviétique dans les années 1990 et est devenue un vecteur de stabilisation. « Cette rente issue des exportations est partiellement reversée au budget de l’Etat », explique Catherine Locatelli dans un article publié par Le Monde diplomatique. Les recettes de ces exportations représentent une source importante de financement du budget fédéral. Pays au territoire immense, riche en ressources naturelles et limitrophe de trois pôles de consommations que sont l’Europe, l’Asie et l’Amérique du Nord, la Russie réunit tous les atouts pour alimenter en énergie une large proportion des consommateurs mondiaux.
Monopole et codépendance
Les exportations d’hydrocarbures constituent un remarquable levier de pression géopolitique et économique envers les pays dépendants de l’approvisionnement russe. Du côté du gaz, il existe à la fois un phénomène de monopole et de quasi-monopsone, menant à une dépendance mutuelle entre la Russie et l’UE. Comme l’explique le journaliste Nabil Wakim, dans une session questions-réponses publiée dans le quotidien Le Monde : « La Russie peut se tourner vers d’autres marchés pour exporter son pétrole, mais c’est beaucoup plus difficile pour son gaz : ses gazoducs et ses champs gaziers sont tournés vers l’Europe et elle ne peut pas facilement renvoyer cette production en Chine, par exemple ». Une codépendance dont les deux parties prenantes aimeraient se défaire à travers la diversification de fournisseurs pour l’un et de consommateurs pour l’autre.
La production gazière russe fait aussi l’objet d’un monopole à l’intérieur même de ses frontières. En effet, le conglomérat étatique russe Gazprom contrôle « […] 72 % des réserves d’un pays qui dispose de 16,8 % du total mondial, [ce qui en fait] la plus grande compagnie gazière du monde », d’après un article rédigé par Catherine Locatelli dans Le Monde Diplomatique. Gazprom fournit du gaz aux entreprises et aux particuliers du pays et le distribue à l'étranger, par le biais de d’un réseau de pipelines ou sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL), principalement en Europe et en Asie. L'entreprise détient le monopole des exportations de gaz par gazoduc en Russie via sa filiale Gazprom Export. Par conséquent, ce poids lourd du secteur gazier exerce une influence prépondérante sur la scène politique et économique russe.
Un important réseau d’infrastructures gazières russes émaillent le Vieux Continent, comme le gazoduc Nord Stream mis en service en 2012, reliant la Russie à Allemagne via la mer Baltique, qui ne produit elle-même qu’une partie infime – 7% - de sa consommation en gaz naturel, et qui dépend très fortement de la Russie. La construction du gazoduc Nord Stream 2, achevée en 2021 , avait été vivement critiquée, tant aux Etats-Unis – l’administration démocrate de Barack Obama et l’administration républicaine de Donald Trump l’ont toutes deux décriée –, que dans différents pays d’Europe de l’Est, Pologne, Ukraine et pays baltes en tête. Tous ont exprimé leur hostilité au projet et condamné les risques supplémentaires que l’Europe encourrait en se soumettant au chantage énergétique russe. Parmi les autres circuits gaziers russes à destination de l'Europe, figurent par exemple les gazoducs Yamal - Europe, qui passe par la Biélorussie, la Pologne et l'Allemagne, et Blue Stream, qui se rend en Turquie via la mer Noire. Certains de ces gazoducs sont même entrés en compétition avec des projets européens, comme le gazoduc Nabucco, « projet mort-né » qui fut finalement abandonné.
Pour ce qui est du secteur pétrolier, la Russie assure environ 10 % de l'approvisionnement mondial en pétrole et est l'un des trois principaux producteurs de pétrole au monde, après les États-Unis et l'Arabie saoudite. La possibilité d’un embargo européen semble toutefois plus aisée : « […] de même que les Européens les plus dépendants de la Russie aujourd’hui peuvent trouver d’autres fournisseurs de pétrole, les Russes peuvent plus vite trouver d’autres acheteurs pour leur pétrole que pour leur gaz », indiquait le chercheur Cédric Philibert dans une tribune du Monde. Selon Public Sénat, « les exportations de pétrole vers l’Union européenne représentent plus de 100 milliards de dollars pour la Russie, soit environ 7 % du PIB ».
Mise en exergue de la dépendance énergétique européenne
L'invasion de l'Ukraine par la Russie ayant débuté le 24 février 2022, a ébranlé les marchés énergétiques, faisant grimper les prix du pétrole et du gaz à leur plus haut niveau depuis presque une décennie et contraignant de nombreux États à reconsidérer leur approvisionnement en énergie.
Les États-Unis, l'Union européenne (UE) et d'autres pays ont imposé des sanctions économiques à la Russie et ont exprimé leur intention de se passer des énergies fossiles fournies par la Russie. En effet, ce n'est pas la première fois qu'une offensive militaire russe incite les dirigeants internationaux à craindre pour leur sécurité énergétique. Des inquiétudes similaires se sont manifestées quand la Russie a envahi la Géorgie en août 2008, et en février 2014 quand elle a envahi puis annexé le territoire ukrainien de Crimée.
Pour le moment, la principale difficulté à laquelle sont confrontés les dirigeants mondiaux consiste à trouver le moyen de rompre leur dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Les États-Unis – par ailleurs premier producteur de gaz et de pétrole au monde – et le Royaume-Uni ont été les premiers à bannir le pétrole russe. Le 8 mars 2022, le président américain Joe Biden a annoncé : « Today I’m announcing the United States is targeting the main artery of Russia’s economy. We’re banning all imports of Russian oil and gas and energy. That means Russian oil will no longer be acceptable at US ports, and the American people will deal another powerful blow to Putin’s war machine ». L’objectif est donc d’attaquer la « la principale artère de l’économie russe » et de freiner son effort de guerre à coups de sanctions économiques. Le gouvernement britannique a quant à lui fait pression sur la compagnie britannique BP, qui a annoncé le 27 février 2022 qu’elle allait se délester des 20 % de parts qu’elle détenait dans la société Rosneft, mastodonte du pétrole russe.
Mais aucun de ces deux pays ne dépendait massivement des importations provenant de la Russie, contrairement à l’UE : « Le taux de dépendance de l’UE sur la période 2020 – premier semestre 2021 par rapport à Moscou est évalué à 25% pour le pétrole et 45% pour le gaz naturel et le charbon », confiait Francis Perrin dans une entrevue accordée aux Clés du Moyen-Orient. Des chiffres qui expliquent, en partie, la réticence de l’UE à s’empresser de prendre des mesures d’embargo.
En dépit des déclarations solennelles quant à la nécessité de couper les ponts avec la Russie, les nations européennes ont jusqu'à présent privilégié la facilité énergétique : la quantité de pétrole et de gaz russes acheminée vers l'Europe a en effet augmenté depuis le début de la guerre en Ukraine. Mais cela pourrait évoluer dans les mois à venir, à mesure que les États mettent en œuvre des stratégies visant à diversifier leurs sources d'énergie et à réduire les apports de pétrole et de gaz russes : « Nous ne pouvons pas dépendre d'un fournisseur qui nous menace explicitement », expliquait la patronne de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le 8 mars 2022. La Pologne, par exemple, a déclaré qu'elle interdirait toute importation de pétrole, de gaz et de charbon russes d'ici la fin de l'année. L’Autriche et l’Allemagne, de leur côté, posent les jalons d'une éventuelle réduction de leur consommation de gaz naturel.
Quelles solutions pour la diversification énergétique de l’UE ?
L’UE cherchera à intervenir à trois niveaux, allant de la substitution du gaz par d'autres sources d'énergie, à une plus grande sobriété en matière de consommation de gaz, en passant par la recherche de nouveaux fournisseurs de gaz en dehors de la Russie. La synergie de ces trois éléments pourrait permettre à l’Europe de se « sevrer » des importations russes à moyen terme, action qu’elle considère comme étant un impératif moral. Cependant, ce taux moyen de dépendance de l’UE cache une hétérogénéité flagrante en matière de dépendance énergétique : les disparités au sein même de l’UE sont élevées. Certains pays comme l’Allemagne, la Hongrie et l’Italie, sont davantage tributaires des hydrocarbures russes que d’autres et ne peuvent se permettre de suspendre leurs importations en provenance de Russie du jour au lendemain. L’Allemagne en particulier, dépend de la Russie pour 55 % de son approvisionnement en gaz naturel, 42 % pour le pétrole et 45 % pour le charbon. Ils ne se sont néanmoins par opposés au flot de sanctions économiques décidées par l’UE.
Les Vingt-Sept ont même pris la précaution de ne pas exclure du réseau financier belge SWIFT les deux banques principales – Gazprombank et Sberbank – par lesquelles transitent la majorité des versements pour les livraisons du gaz russe à l’UE : « Lorsqu’ils ont, le 2 mars, pris la décision inédite de débrancher sept banques russes du système financier international Swift, les 27 Etats membres ont pris soin d’épargner le géant Sberbank et Gazprombank, au cœur du commerce des hydrocarbures, en raison de la forte dépendance de plusieurs Etats européens au gaz russe », ont écrit Véronique Chocron et Adrien Pécout dans Le Monde.
En obligeant par décret les pays considérés comme « inamicaux » à l’égard de la Russie à payer leurs importations d’hydrocarbures en roubles à compter du 1er avril 2022, Vladimir Poutine a créé un climat de confusion et a démontré que la Russie pourrait tout bonnement s’arroger le droit de « fermer le robinet ». Quiconque s’aliène Moscou devra en payer les lourdes conséquences : ce ne sont pas la Pologne et la Bulgarie qui affirmeront le contraire. Le 27 avril 2022, Moscou a interrompu les livraisons de gaz aux deux pays après qu’ils aient refusé de payer en roubles dans le cadre du nouvel arrangement stipulé par le chef du Kremlin.
Conclusion
L’invasion de l’Ukraine a été le catalyseur d’une prise de conscience délicate pour l’Union européenne : qu’elle est extrêmement dépendante de la Russie pour son approvisionnement en une ressource vitale à son bon fonctionnement. Le souhait de pénaliser la Russie pour ses actions antidémocratiques se heurte à cette dure réalité et aux intérêts de pays comme l'Allemagne.
Une solution serait de multiplier les fournisseurs afin de ne pas devenir trop dépendant d'un seul pays, mais cela n'est pas toujours réalisable, en raison de considérations économiques, logistiques et géographiques : le gaz transporté par bateau est par exemple plus onéreux que le gaz russe obtenu via un réseau de pipelines, ce qui augmenterait considérablement les prix. Cela pousserait également l'UE à faire davantage affaire avec d'autres régimes autoritaires, comme entre autres l’Arabie saoudite et l’Iran pour le pétrole, et l’Algérie, les Emirats arabes unis et le Qatar pour le gaz. L’UE devrait également se fournir en pétrole de schiste et en GNL issu du gaz de schiste américain, présentés comme une alternative au gaz russe. Dynamisés par la guerre en Ukraine, les États-Unis, qui étaient déjà le premier producteur de gaz au monde, sont en outre devenus le premier exportateur de gaz au monde. La dépendance énergétique de l'Europe pourrait ainsi basculer de la Russie vers les États-Unis : le 1er mai 2022, le groupe industriel français Engie a par exemple signé un contrat d’approvisionnement d’une durée de quinze ans avec le producteur de GNL américain NextDecade.
Une autre stratégie viserait à réduire autant que faire se peut le recours aux énergies fossiles, mesure qui serait cohérente avec les exigences de la crise climatique actuelle. L’UE se doit de redoubler d'efforts pour assurer une transition vers les énergies renouvelables « l’équation écologique ne se résoudra pas sans jouer sur la demande : modifier en profondeur les chaînes de production et de consommation par la sobriété énergétique », notait l’économiste Mathias Reymond dans un article du Monde Diplomatique.
Si un embargo complet apparaît compliqué à instaurer, un équilibre semble envisageable – entre sobriété et recherche d’énergies et de fournisseurs alternatifs sans tomber dans une nouvelle dépendance – pour permettre à l’Europe de se libérer du joug énergétique coercitif de la Russie tout en évitant de financer indirectement sa « sale guerre ».
Idée de lecture complémentaire : Nies, S. (2010). L'énergie, l'UE et la Russie. Hérodote, 138, 79-93. (https://www.cairn.info/revue-herodote-2010-3-page-79.htm)