- Candice NOUAILLIER
La crise alimentaire au Moyen-Orient
Alors que la pandémie de coronavirus a mis en exergue les défaillances des chaînes d'approvisionnement mondiales, entraînant une détérioration de la sécurité alimentaire et énergétique, notamment dans les régions les plus défavorisées du monde, l'invasion de l'Ukraine par la Russie exacerbe ces problèmes et intensifie l'insécurité alimentaire dans le monde. En effet, la Russie et l'Ukraine sont toutes deux réputées pour être les greniers à blé du monde. Cette pression est particulièrement perceptible au Moyen-Orient, où des pays déjà en proie à une grande précarité subissent plus que jamais les affres des restrictions causées par la guerre.
La Russie et l’Ukraine, greniers à blé du Moyen-Orient
L'invasion russe de l'Ukraine débutée en février 2022 menace désormais une énorme partie du blé et des céréales dont les pays à travers le monde dépendent. À elles deux, la Russie et l'Ukraine assurent environ un tiers des exportations mondiales de blé, tandis que l'Ukraine est un des principaux exportateurs de maïs, d'orge, d'huile de tournesol et d'huile de colza. A eux deux, ils fournissent la majeure partie de l'approvisionnement des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord – groupe de pays désignés sous l’acronyme MENA –. Selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), cinquante pays sont tributaires de la Russie et de l'Ukraine pour au moins 30 % de leurs importations de blé. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, ces pays comprennent le Liban, l'Égypte, la Libye, Oman, l'Arabie saoudite, le Yémen, la Tunisie, l'Iran, la Jordanie et le Maroc.
Avant que le conflit n'éclate, plus de 95 % des exportations totales de céréales, de blé et de maïs de l'Ukraine transitaient via la mer Noire, et la moitié de ces exportations étaient destinées aux pays de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord. Ce passage incontournable est désormais bloqué, paralysant le commerce maritime ukrainien après que ses ports aient été pris pour cible par l'armée russe. L'Ukraine tente désormais d'exporter une partie de ses denrées par voie ferroviaire, solution qui se heurte cependant à d'énormes contraintes logistiques.
Tout cela a pour effet d'accélérer la hausse de l'inflation qui frappe cette région d'environ 500 millions d'habitants, en particulier les plus pauvres et ceux déjà confrontés à un taux de chômage élevé et à des perspectives économiques qui se détériorent. Alors que des millions de personnes vivent dans une pauvreté extrême dans ce qui reste l'une des régions les plus inégalitaires du monde, toute hausse des prix des denrées alimentaires risque d'avoir des conséquences désastreuses.
Il existe une relation conjoncturelle entre l'insécurité alimentaire et les conflits : une insécurité alimentaire aiguë peut amplifier ou déclencher les conflits, et les conflits armés sont un facteur important d'insécurité alimentaire. Il n'y a qu'à se remémorer l'auto-immolation de Mohammed Bouazizi, le jeune vendeur ambulant tunisien, dont l'acte de protestation avait mis en branle les manifestations du Printemps arabe en 2011. Les pays déjà aux prises avec des crises et une insécurité alimentaire généralisée, comme le Yémen, le Liban et la Syrie, sont particulièrement menacés : « A new political Pandora’s box will be opened by the rising economic discontent and we will see governments under increasing pressure », expliquait Taufiq Rahim au média américain CNBC.
La situation pays par pays : l’Égypte
En Égypte, pays le plus peuplé du monde arabe avec 105 millions d’habitants, la sécurité alimentaire est déjà précaire, puisque le secteur agricole ne peut produire suffisamment de céréales, notamment de blé, et d'oléagineux pour subvenir ne serait-ce qu'à la moitié de la consommation intérieure du pays. Pour garantir un accès à ces denrées, l'Égypte est devenue l'un des plus grands importateurs de blé au monde et est le huitième plus gros importateur d’huile de tournesol. Elle importe à elle seule 80 % de son blé d'Ukraine et de Russie.
La guerre entre la Russie et l’Ukraine a fait grimper les prix à des niveaux insoutenables pour l'Égypte, accroissant le prix du blé et celui de l'huile de tournesol pratiquement du jour au lendemain. Les importations considérables de blé de l'Égypte sont dues à la consommation très répandue du pain plat rond traditionnel connu sous le nom de eish baladi, un aliment de base apprécié à chaque repas par les travailleurs pauvres. Les Égyptiens consomment 150 à 180 kg de pain par habitant, soit plus du double de la moyenne mondiale, qui se situe autour de 70 à 80 kg.
Lorsque le président Anouar el-Sadate a cédé aux réductions de subventions imposées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) sur la farine de blé, cela a déclenché les « émeutes du pain » de 1977. Le successeur d’Anouar el-Sadate, Hosni Moubarak, au pouvoir à partir de 1981, a connu une situation bien pire lorsque l'inflation annuelle des denrées alimentaires a atteint 18,9 % en 2011, dans un contexte de nouvelles réductions des subventions imposées par la Banque mondiale et le FMI.
La flambée des prix du pain – due en partie à l'époque à une récolte de blé russe inférieure aux prévisions en raison des conditions météorologiques – a fait descendre la classe ouvrière égyptienne dans la rue, soutenant le mouvement de protestation qui a renversé Moubarak et mis fin à son règne de 30 ans. Une variante contemporaine des « émeutes du pain » précédemment mentionnées pourraient subvenir et ébranler le régime d’Abdel Fattah al-Sissi, comme l’explique cet article de Libération.
Le Liban
Au Liban, autrefois surnommé la « Suisse du Moyen-Orient », des millions Libanais, en plus d'un million et demi de réfugiés syriens et palestiniens, souffrent déjà de pénuries alimentaires. Le Liban est fortement dépendant des importations de blé : 66% de l'Ukraine et 12% de la Russie – en tout quatre cinquièmes des importations de blé –. De plus, la capacité de stockage des réserves n'est que de 50%, les silos contenant les céréales ayant été endommagés par l'explosion du port de Beyrouth du 4 août 2020 : « In less than two years, there have been four successive major crises […] The economic and financial crisis in 2019, the COVID pandemic, the explosion in the port of Beirut, and finally the war in Ukraine », explique Sami Sader à Deutsche Welle.
Le Yémen
En raison du conflit qui y sévit, le Yémen demeure l'une des pires zones de crise humanitaire au monde. La guerre, qui dure depuis huit ans, s'est récemment intensifiée. Depuis janvier 2022, la coalition saoudienne a repoussé les percées des Houthis dans les provinces de Marib et de Shabwa, alors même que les infrastructures et installations essentiellement civiles des Émirats et de l'Arabie saoudite étaient attaquées par des missiles et des drones liés à une assistance iranienne. Les frappes aériennes de la coalition ont touché Sanaa et d'autres zones, causant d'importantes pertes civiles, une catastrophe qui se perpétue depuis 2015.
Le système de santé yéménite est déficient et les dommages causés aux installations hydrauliques et aux équipements d'assainissement ont entraîné la prolifération de maladies telles que le choléra, la diphtérie, la rougeole, la polio et la dengue. Selon un rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) datant de 2021, la guerre a fait 377 000 morts, dont 150 000 directement liés à la guerre et le reste à la famine et aux maladies. La plupart des victimes sont des enfants.
Plus de la moitié de la population souffre d'insécurité alimentaire et beaucoup sont confrontés à des pénuries de carburant. Au Yémen, les chiffres du rapport de l'Integrated Food Security Phase Classification (IPC), publié en décembre 2020, révèlent une inquiétante progression du nombre de personnes menacées par la famine. Le plus alarmant est qu'environ 31 000 personnes sont confrontées à des niveaux extrêmes de malnutrition, avec un risque accru de famine généralisée si des mesures ne sont pas prises immédiatement.
L'impact du conflit en Ukraine ne peut qu'aggraver la situation, car le pays importe au moins 27 % de son blé d'Ukraine et 8 % de Russie. En raison de la flambée des prix des denrées alimentaires observée au cours des dernières années, plus de la moitié de la population nécessite une aide alimentaire, tandis que la forte dépréciation du rial yéménite a fait grimper le prix des denrées alimentaires importées, du pétrole et d'autres produits de première nécessité, et a considérablement affaibli le pouvoir d'achat des ménages.
La Syrie
Les effets de la guerre en Ukraine ont été ressentis sans délai en Syrie. L'économie syrienne s'était déjà pratiquement effondrée en raison des dommages causés par la guerre civile qui y fait rage, des mouvements de population à grande échelle, des sanctions économiques et de l'épidémie de Covid-19 et des retombées de la débâcle financière au Liban. Avant même la guerre en Ukraine, 90 % de la population syrienne vivait sous le seuil de pauvreté – selon les propos du secrétaire général des Nations Unies (ONU), Antonio Guterres –, deux tiers dépendaient de l'aide humanitaire et 55 % étaient en situation d'insécurité alimentaire – selon des chiffres du WFP Syria publiés en février 2022 –. Le 17 décembre 2021, l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) a mis en garde contre le risque de famine dans un contexte de sécheresse grave et de chute abrupte de la récolte de blé en Syrie.
Au tout début de la guerre, la Russie a fait savoir qu'elle ne respecterait pas l'engagement qu'elle avait pris en décembre 2021 de livrer du blé aux zones contrôlées par le régime central syrien de Bachar el-Assad, engagement qui était destiné à pallier cette pénurie. En outre, le Programme alimentaire mondial (PAM ou WFP), qui dépend largement de la production ukrainienne, devrait être confronté à des pertes d'approvisionnement, à une flambée des prix des denrées alimentaires et à une augmentation du nombre de personnes démunies dans le monde. À partir de mai 2022, il a dû réduire l'aide alimentaire vitale apportée à quelque 1,35 million de personnes dans le nord-ouest de la Syrie. Si le régime syrien a adopté des mesures d'austérité telles que le rationnement, la régulation des prix et les restrictions sur les exportations, il n'a pas été en mesure d'empêcher la hausse des prix des denrées alimentaires et de l'énergie.
Conclusion
Une fois de plus, la guerre démontre que ses conséquences engendrent des souffrances bien au-delà du champ de bataille, parfois à des milliers de kilomètres de celui-ci. La guerre menée par la Russie contre l'Ukraine exacerbe la crise alimentaire dans de nombreux pays dits du Sud, et surtout au Moyen-Orient : que cela soit en Égypte, pays extrêmement aride et densément peuplé déjà soumis à des difficultés alimentaires ; ou au Liban, au Yémen ou en Syrie, pays déjà aux prises avec des crises économiques et sociales très sévères. De surcroît, les conséquences alarmantes du changement climatique – entre inondations et sécheresses accrues – rendent la situation alimentaire de cette région, accoutumée aux aléas de la sécheresse, de plus en plus périlleuse.