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  • Photo du rédacteurCharles MARTY

L’Inde et la Russie, un couple géopolitique à l’épreuve de la guerre?

Alors que le conflit en Ukraine se poursuit, l’Inde est aujourd’hui dans une position délicate : si elle a condamné devant l’ONU les exactions commises par les soldats russes à Boutcha et a demandé l’envoi d’une commission d’enquête indépendante, elle ne s’est pas engagée dans une logique de sanctions à l’encontre de Moscou, comme l’ont fait la France et le reste de l’Union européenne.


 

Ce n’est pas un simple alignement de convenance, ni une alliance à part entière : là où les Occidentaux ont majoritairement choisi de faire pression sur la Russie par le biais de sanctions pour tenter de faire cesser ses opérations en Ukraine, le gouvernement indien a pris le parti d’une réponse plus mesurée et refuse encore de prendre ses distances avec le Kremlin. Elle s’est abstenue, le 7 avril 2022, lors du vote visant à suspendre la Russie du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU. Enfin, elle maintient ses partenariats commerciaux avec Moscou, malgré le découplage rapide entamé par les Européens et par les États-Unis.


Comprendre ce choix extrêmement stratégique, qui s’apparente à un risque calculé pour New Delhi, nécessite de revenir de manière globale sur les liens qui unissent la Russie et l’Inde.



Une proximité diplomatique de longue date

L’Inde a entretenu depuis la Guerre Froide une politique de non-alignement : les deux premiers partenaires commerciaux du pays étaient les États-Unis et l’URSS et l’Inde n’a jamais formellement rejoint aucun des deux blocs. Si l’idéologie communiste n’avait pas rencontré de réel succès en Inde, la proximité d’intérêts entre Moscou et New Delhi a conduit au maintien de relations privilégiées sur le plan économique et stratégique.


En particulier, la partition avec le Pakistan, couplée à l’implication du gouvernement indien dans la guerre de libération du Bangladesh en 1971, ont conduit l’Inde à protéger férocement sa neutralité, y compris vis-à-vis du bloc de l’Ouest. En effet, Washington ayant été le principal allié du Pakistan depuis son indépendance et ayant soutenu son projet de développement de l’arme nucléaire, l’Inde avait davantage intérêt à s’assurer de bonnes relations avec l’Union Soviétique et son successeur, la Fédération de Russie. En 1993, la déclaration conjointe de Boris Eltsine et de Narasimha Rao (dirigeant indien de l’époque) a réaffirmé le souci commun d’intégrité territoriale tout en renouvelant la volonté d’échanges commerciaux équilibrés et de coopération civile et militaire.

Depuis quelques années, cependant, le Pakistan a amorcé un glissement commercial et militaire vers la Chine. Le pays est aujourd’hui un des plus proches alliés de Pékin, ayant notamment annoncé en juillet 2021 une présence conjointe en Afghanistan. Les États-Unis avaient pris leurs distances vis-à-vis d’Islamabad depuis les attentats du 11 septembre 2001, le Pakistan étant considéré comme un vivier de groupes armés terroristes, tels que les Talibans pakistanais.


Ce nouvel état de fait a poussé l’Inde à entretenir des liens plus profonds avec les pays occidentaux, dont la France et les États-Unis, et avec des puissances « alternatives » telles que l’Indonésie. New Delhi fait d’ailleurs partie du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD), une alliance militaro-diplomatique devant contrer l’expansionnisme de la Chine dans la région Indopacifique, aux côtés de l’Australie, du Japon et des États-Unis. Les tensions entre l’Inde et la Chine étant au plus haut le long de leur frontière commune, notamment suite à plusieurs démonstrations de force sur les plateaux du Ladakh, le dialogue stratégique indo-américain permis par le QUAD prend tout son sens.


Toutefois, la politique indienne maintient sa tradition de non-alignement, ce qui se traduit notamment par une neutralité vis-à-vis de ses partenaires commerciaux, stratégiques et politiques. Le rapprochement des États-Unis, via le QUAD, est en quelque sorte contrebalancé par la participation indienne au groupe des BRICS, réunissant le Brésil, la Russie, la Chine et l’Afrique du Sud.


Une dépendance militaire datant de l’ère soviétique

Cette proximité indo-russe se répercute notamment sur ses approvisionnements en ressources énergétiques et en équipements militaires. Si New Delhi cherche à développer une industrie militaire locale, elle dépend encore majoritairement d’importations et de contrats extérieurs. Or, l’armement russe tient une part considérable dans les équipements de l’Inde, représentant plus de 60% de ses équipements.


Ainsi, les forces maritimes indiennes comportent une large part d’équipements soviétiques : la composante aéronavale compte l’unique porte-avions actuellement en service de l’Inde, l’INS Vikramaditya, une version modifiée d’un ancien modèle soviétique de classe Kyiv, et 45 chasseurs embarqués MiG-29KUB ; la composante sous-marine est principalement composée de quinze sous-marins de classe Kilo ; concernant les bâtiments de surface, l’Inde est également équipée de cinq frégates de classe Kachine.


De même, la chasse indienne est majoritairement composée d’appareils russes : près de 250 avions MiG-21/93, 70 chasseurs multirôle MiG-29UPG, et plus de 280 avions de supériorité aérienne Su-30MKI. Quant au volet anti-aérien de leur défense terrestre, l’Inde dispose entre autres de systèmes TOR-M1 et Strela-10 pour la défense à courte-portée, et de systèmes S-300 à longue-portée.

New Delhi a d’ailleurs acquis en 2018 des systèmes antiaériens S-400 russes, ce qui n’a pas valu de sanctions américaines à l’Inde, malgré la législation CAATSA permettant aux États-Unis de sanctionner tout pays exécutant une transaction d’équipements militaires avec la Russie. En effet, plusieurs sénateurs américains ont jugé que le recours au CAATSA pour sanctionner l’Inde serait contre-productif, compte-tenu des coopérations militaires entre New Delhi et Washington.

Cette situation reste à nuancer, le gouvernement indien est inquiet des conséquences de la guerre en Ukraine pour ses approvisionnements. Il cherche à construire sa propre industrie de défense, à travers des projets tels que le nouveau porte-avions INS Vikrant, actuellement en phase d’essais. L’ouverture d’un nouvel appel d’offre pour des avions de chasse de facture occidentale, au sein duquel le Rafale Marine de Dassault serait un favori, pourrait refléter ce souhait de diminuer la dépendance de New Delhi envers la Russie.

Néanmoins, comme on peut le constater, la commande de 36 Rafale français réalisée sous la présidence de François Hollande en 2016 a ouvert la voie à une coopération renforcée entre la France et l’Inde dans la région, mais reste loin de compenser l’influence stratégique que représentent encore les exportations de la Russie vers l’Inde.


Un partenariat commercial focalisé sur les approvisionnements énergétiques

Mais au-delà des seuls approvisionnements militaires, l’énergie est aussi un pilier des relations indo-russes : si elle n’est pas parmi les 10 principaux importateurs de pétrole russe, l’Inde est un client récurrent de Moscou.


Ainsi, le 9 mars 2022, la ministre indienne des Finances avait affirmé que la Russie avait émis une « offre ouverte » pour du pétrole brut à prix réduit, alors que les économies européennes avaient d’ores et déjà engagé leur découplage vis-à-vis des hydrocarbures russes. Depuis, le géant pétrolier Rosneft aurait émis une proposition d’accord à son homologue Indian Oil, le 31 mars, pour un prix de 35$ au baril de pétrole brut de l’Oural, soit une réduction de près de 30% par rapport au prix habituel du baril.


La proposition russe, incluant la vente de 15 millions de barils, a été appuyée par la visite de Serguei Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, à New Delhi le 30 mars. Depuis cette visite, un mécanisme de paiement rouble-roupie visant à contourner les sanctions occidentales serait à l’étude par les deux pays.


Ce choix s’explique notamment par une certaine dépendance de l’Inde aux hydrocarbures et aux importations extérieures : le 14 mars, selon le ministre indien du Pétrole et du Gaz naturel, New Delhi explorait toutes les options possibles pour acheter du carburant et des ressources fossiles à prix réduit – non seulement à la Russie, mais aussi auprès de pays tiers comme le Venezuela ou l’Iran. Le gouvernement indien avait notamment annoncé, le 27 mars, que le pays continuerait d’importer du charbon venant de Russie.


Ainsi, en octobre 2021, l’Inde a reçu sa première livraison de gaz naturel liquéfié (GNL) russe ; il s’agit du premier apport d’un contrat d’approvisionnement sur 20 ans assuré par Gazprom. Il est certain que l’Inde représentera donc un débouché de choix si les sanctions occidentales venaient à tarir les revenus d’exportations de la Russie vers l’Europe.


La proximité idéologique des dirigeants russe et indien

Au-delà des intérêts économiques et géopolitiques, le premier ministre indien Narendra Modi entretient une proximité forte avec le dirigeant russe Vladimir Poutine, depuis plusieurs années. Cela s’était notamment vérifié à la suite de la crise globale de Covid-19, V. Poutine ayant choisi pour son deuxième voyage à l’étranger depuis le début de la pandémie de se rendre en Inde en décembre 2021.


Cette entente reflète un certain alignement idéologique entre les deux dirigeants : lors d’un entretien en tête-à-tête au Forum Economique de l’Est à Vladivostok en 2019, N. Modi et V. Poutine s’étaient entendus sur la primauté absolue, dans les affaires internationales, du principe de « non-ingérence dans les affaires internes d’un État ». Les deux chefs d’Etat rejettent le concept du multilatéralisme, et leur approche commune de la géopolitique semble se fonder sur le fait accompli.


Ainsi, le mois d’août 2019 avait vu les forces indiennes entreprendre un coup de force dans la région du Jammu-et-Cachemire, province au statut autonome revendiquée par l’Inde et le Pakistan, pour directement la rattacher à l’union indienne, lui retirant son autonomie partielle qui était prévue par la Constitution de l’Inde. La prise de contrôle de cette région, la seule du pays à majorité musulmane, avait envoyé un message clair à la fois au Pakistan et à la Chine voisins.

De plus, le premier ministre N. Modi semble engagé depuis plusieurs années dans une trajectoire de réécriture du roman national, à travers une consolidation ethnique et religieuse du pays suivant la doctrine de « l’hindutva », un nationalisme hindou discriminant les minorités musulmanes et chrétiennes.


Depuis son arrivée au pouvoir, le parti de N. Modi, le Bharatiya Janata Party (BJP) a entrepris une large hindouisation des principales villes indiennes, effectuant un effacement de la culture islamique moghole qui avait régné plusieurs siècles sur le pays. En a résulté une discrimination accrue, particulièrement à l’encontre des musulmans, qui s’est rapproché de la persécution, au cours la pandémie de Covid-19.


Le gouvernement indien a également mis en place depuis 2014 une série de mesures et de lois limitant les libertés individuelles, restreignant les marges de manœuvre des contre-pouvoirs en Inde, et restreignant les libertés de la presse. Plusieurs ONG ont alerté sur le fait que, depuis l’arrivée au pouvoir du parti BJP, plus de 7000 personnes, principalement des opposants politiques, ont été « accusés de sédition ».


Conclusion

Plusieurs facteurs expliquent ainsi que l’Inde rechigne à s’opposer ouvertement à la Russie sur le sujet de la guerre en Ukraine. Les appels à cesser les combats et à trouver une solution diplomatique s’apparentent à des protestations de surface, destinées à ne pas froisser les partenaires occidentaux de l’Inde.


Il se pourrait que le sommet du 11 avril 2022 en format 2+2, entre les gouvernements indiens et américains, conduise à une pression américaine pour que l’Inde réduise ses partenariats commerciaux avec Moscou, à défaut de prononcer de véritables sanctions. Il est même envisageable que New Delhi se redirige vers des anciens pays du pacte de Varsovie ou d’autres ex-républiques de l’URSS pour s’approvisionner en pièces détachées et en équipement militaire.


Mais la proximité de longue date entre les deux pays, et surtout l’alliance politique et idéologique entre Vladimir Poutine et Narendra Modi, signifieront probablement que l’Inde restera fermement non-alignée, et restera le « meilleur allié » de la Russie en Asie.


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