Charles MARTY
L’Europe de la Défense est-elle possible ?
A la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les pays d’Europe ont décidé de revoir à la hausse leurs efforts liés à la défense. Cela se traduit par des investissements dans des programmes de développement militaires nationaux ou bilatéraux, mais aussi par des projets financés par l’Union européenne.
Avec l’officialisation par le chancelier Olaf Scholz de la volonté allemande d’acquérir une trentaine d’exemplaires du chasseur américain F-35, Berlin a ébranlé la communauté de défense française. En effet, cette déclaration va à l’encontre du souhait des dirigeants français de consolider la défense européenne et le couple franco-allemand.
D’une part, le choix d’investir dans des appareils américains pour reconstruire son format d’armée de l’air témoigne du peu d’intérêt outre-Rhin pour une Europe indépendante militairement des États-Unis. Cela est rendu clair par le refus de l’Allemagne, mais également d’autres pays d’Europe, d’acquérir des chasseurs européens, qu’il s’agisse de Rafale français ou de Gripen suédois. Même l’Eurofighter Typhoon, pourtant produit par Berlin, Madrid, Rome et Londres, n’a enregistré que peu de ventes au sein de l’Union.
D’autre part, l’intérêt allemand pour le F-35 met en danger le projet franco-germano-espagnol « Système de Combat Aérien du Futur » (SCAF), dont le développement actuel doit conduire à une mise en service de chasseurs nouvelle génération (NGF) à l’horizon 2040. Le F-35 étant en effet prévu pour rester en service dans les forces de ses acheteurs au moins jusqu’en 2070, son acquisition risque de faire disparaître le besoin politique ou militaire de Berlin de développer le SCAF avec Paris et Madrid.
Toutefois, si le projet SCAF devait aboutir à un échec, cela ne signifierait pas pour autant que le projet d’une Europe de la Défense mourrait également. En réalité, l’Europe de la Défense existe déjà sous la forme de divers organismes gérés par l’UE.
Pour le comprendre, il faut se plonger dans le fonctionnement et le rôle des institutions européennes dans le financement de projets militaires.
Qu’est-ce que l’Europe de la Défense ?
Le concept même d’Europe de la Défense doit être défini en deux sphères bien distinctes.
La première est celle de la défense militaire à proprement parler : la création d’une hiérarchie et d’une structure de commandement unique, apte à diriger des forces armées opérationnelles sous le drapeau de l’Union européenne.
Le développement de cette « armée européenne » est encore le sujet d’importants débats au sein des institutions, mais aussi au cœur des pays-membres eux-mêmes, tant les implications sont importantes : il faut déterminer sous quelles conditions l’armée européenne serait employée, qui aurait l’autorité suprême pour la commander, quel droit de regard auraient les membres de l’UE sur celle-ci, etc. Par conséquent, si des institutions dédiées existent déjà sous la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE, il s’agit d’une question à long terme, qui n’est tout simplement pas envisageable au sein de l’Union telle qu’elle existe aujourd’hui.
La seconde sphère de la défense européenne, sur laquelle nous nous penchons aujourd’hui, est celle de l’industrie : la montée en puissance d’un réseau d’industriels et de groupes de recherche et de développement européens dans les divers sous-domaines de la défense, et le décloisonnement des marchés nationaux de la défense en faveur d’un marché unique de l’UE.
Cette consolidation d’une base industrielle et technologique européenne de défense est essentielle pour sécuriser l’autonomie stratégique de l’UE. Pour rappel, la régulation américaine ITAR (« International Traffic in Arms Regulation ») permet aux Etats-Unis d’interdire l’exportation de tout matériel de guerre contenant des composantes américaines, ce qui retirerait aux Européens la capacité de commercer de manière autonome s’ils devaient continuer de se reposer sur des matériels n’étant pas 100% européens.
Pour aboutir au développement de cette sphère industrielle européenne de défense, la France a été particulièrement impliquée à l’échelle de l’Union européenne.
Dès 2004, le Conseil de l’Union européenne a approuvé la création d’une Agence de défense européenne (ADE). Cet organisme multirôle est à la fois chargé du soutien des capacités de défense et de coopération militaire entre les Etats-membres, de stimuler la recherche et le développement des Etats de l’UE, et d’être une interface des politiques européennes vers les armées européennes et des Etats-membres.
En décembre 2017, le Conseil a mis en place la Coopération structurée permanente (CSP ou PESCO), au titre du traité de Lisbonne de 2009. L’accord de la PESCO, signé par 25 des 28 Etats européens, engage ceux-ci à davantage investir dans la PSDC, à consacrer un effort plus important au budget de la défense, et à mettre en œuvre des projets de défense communs. Le secrétariat de la PESCO est constitué conjointement de l’ADE et du Service européen d’action extérieure (SEAE), organisme de coopération de l’action diplomatique et sécuritaire de l’UE. Là où la PSDC implique tous les Etats-membres de l’UE, la PESCO est établie sur la base du volontariat – de fait, dans l’UE, seuls le Danemark et Malte ne font pas partie de la PESCO.
La PESCO doit guider vers une harmonisation des ressources de ses participants vers des programmes coopératifs d’acquisition, de financement ou de recherche. Mais elle a également mené à la possibilité de déployer des unités de combat européennes devant être capable d’assurer un déploiement dans des délais très courts (5 à 30 jours) pour mener des missions humanitaires, de maintien de la paix ou de gestion de crise. De manière plus générale, elle s’inscrit dans un processus d’intégration structurée des forces armées des Etats-membres.
Enfin, en 2020, la Commission européenne a ouvert le Fonds européen de défense (FEDEF). Ce fonds, dont l’enveloppe budgétaire de 7,9 milliards d’Euros sur la période 2021-2027 a été votée en fin 2020 par le Parlement européen, doit directement financer la recherche collaborative dans le domaine des technologies de rupture (à hauteur de 2,7 milliards sur la période prévue), et co-financer le développement industriel communautaire de ces technologies militaires (à hauteur de 5,3 milliards).
Le FEDEF permet de financer des sociétés ayant entrepris des projets de recherche et de développement dans le domaine de la défense tout au long de ces projets. Les seules conditions d’éligibilité pour ces sociétés bénéficiaires sont d’être établies et d’avoir leur structure de management dans l’Union européenne, et de ne pas être contrôlées par un Etat tiers non-membre de l’UE.
Dès lors que des sociétés répondent à ces critères, le FEDEF propose deux voies d’accès au financement : la première consiste pour la société à proposer un projet PME, qui réponde à un appel à projet exclusivement dédié aux PME (Petites ou moyennes entreprises, société dont l’effectif est inférieur à 250 personnes). La seconde consiste pour une PME ou une ETI (Entreprise de taille intermédiaire, société dont l’effectif est entre 250 et 5000 personnes) à rejoindre un consortium existant dans le cadre des grands appels à projets pilotés par des maîtres d’œuvres industriels.
Ces voies d’accès, strictement réservées aux entreprises de petites dimensions, visent à privilégier la croissance du secteur de la défense, en faisant monter des structures spécialisées. Mais ce système est également conçu pour éviter des situations similaires à celle du SCAF, où plusieurs consortiums majeurs (Airbus et Dassault) se disputent la maîtrise d’ouvrage sur certains pôles du projet, et provoquent du retard sur les calendriers.
De fait, le SCAF n’est pas un projet de défense européen à proprement parler, bien qu’il soit développé par trois des plus importants pays de l’UE : il s’agit plutôt d’un programme de coopération trilatéral, qui n’est pas financé ni soutenu par les institutions européennes.
La Commission ayant développé cet instrument dans le cadre de sa compétence sur la politique industrielle de l’UE, le Fonds européen de défense n’entre pas dans le cadre de la PSDC ; en d’autres termes, la Commission européenne est la seule entité compétente pour superviser l’implémentation du FEDEF, définir les priorités à financer, et choisir les projets à soutenir.
Quels projets de défense sont développés par l’Union européenne ?
L’importance du Fonds européen de défense ne peut être négligée : en effet, à travers le FEDEF, l’organe exécutif de l’UE, la Commission, finance directement l’industrie de défense européenne. De fait, le budget de 7,9 milliards d’euros fait ainsi du FEDEF le troisième plus important investisseur de l’Europe dans la défense, derrière la France et l’Allemagne.
En amont du FEDEF, l’UE avait implémenté deux structures « précurseurs » devant tester les capacités de l’Union à soutenir l’innovation en matière de recherche et de développement dans le secteur de la défense :
· L’Action préparatoire sur la recherche en matière de défense (PADR), entamée en 2017, a financé 18 projets de recherche entre 2017 et 2019 grâce à une enveloppe budgétaire de 90 millions d’Euros ; son action visait particulièrement à soutenir la recherche vers les technologies de rupture
· Le Programme européen de développement industriel pour la défense (PEDID), lancé en mars 2019, avait pour but d’encourager la coopération entre Etats européens, et de stimuler la concurrence interne à l’UE grâce au développement de projets de défense ; son enveloppe de 500 millions d’euros sur la période 2019-2020 a contribué au soutien de 34 projets.
Le FEDEF, comme la PADR et le PEDID avant lui, voit son budget échelonné année par année, et crénelé selon des catégories d’investissement distinctes. Ainsi le budget 2021, d’une enveloppe d’1,2 milliard d’euros, a financé 23 appels d’offres répartis dans 15 catégories, allant de la transformation digitale, du cyber et de la défense aérienne et missilière, aux senseurs passifs-actifs et à la résilience énergétique.
A travers ces programmes de soutien et de financement, l’UE s’est déjà engagée, depuis 2017, dans la recherche et le développement de technologies « du futur », devant redéfinir l’engagement militaire pour les décennies à venir :
Le projet « CROWN » (European active electronically scanned array with combined radar, communications, and electronic warfare functions for military applications) travaille au développement d’un système de radar à antenne active multifonctions, devant à terme être embarqué dans des avions de chasse. Développé par l’espagnol Indra et accompagné de la France et de l’Allemagne, le projet CROWN doit accoucher d’un premier prototype en 2027.
Le projet « PILUM » (Projectiles for increased long-range effects using electro-magnetic railgun) travaille au développement d’un canon électro-magnétique, afin de répondre au besoin de précision et de portée de l’artillerie (la distance de tir planifiée serait supérieure à 200 km) grâce à une accélération électromagnétique des projectiles. Technologie de rupture laissée de côté par les Etats-Unis, le projet de canon électromagnétique européen devrait voir un premier démonstrateur à l’horizon 2028, sous l’égide de l’Institut franco-allemand de recherche de Saint-Louis.
Le projet « TWISTER » (Timely warning and interception based on space-based theater surveillance) vise à mettre en œuvre un système anti-missile devant permettre de contrer des menaces émergentes, telles que des missiles de croisière et autres armes hypersoniques, dont la Russie et la Chine se dotent en masse depuis plusieurs années. L’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas et la Finlande participent également au développement de ce programme, tandis que le maître d’œuvre est le français MBDA.
Beaucoup de ces projets ont des dates d’échéance éloignées, car les projets financés dans le cadre de la PESCO visent à développer une indépendance stratégique à long-terme : une large portion des pays de l’UE étant à l’heure actuelle dépendante de la protection des États-Unis et de l’Otan, l’objectif est non pas de créer une simple alternative à un quasi-monopole de fait, mais un vivier incitatif qui encouragera les Etats-membres de l’UE à miser sur l’option locale.
Conclusion
Il est certain que plusieurs programmes auxquels la France et l’Allemagne participent conjointement font face à des blocages qui conduisent à leur remise en question. Aux côtés du SCAF, le développement d’un char de combat principal (MGCS), d’un avion de patrouille maritime (MAWS) et d’un canon avancé (CIFS) annoncés par le Président Emmanuel Macron au début de son quinquennat peinent tous à voir le jour (le programme MAWS a été annulé l’an dernier).
Toutefois, ces obstacles proviennent principalement de divergences politiques et industrielles, liées au statut de maître d’œuvre ou de maître d’ouvrage de telle ou telle partie du programme. Par leur difficulté à être mis en œuvre, ils permettent justement de souligner l’importance de développer une véritable culture européenne de l’industrie de défense, dès lors qu’elle est accompagnée par la Commission et la PESCO.
De fait, le modèle de financement des projets européens de défense par le FEDEF tend précisément à favoriser des travaux structurés et permettant une bonne attribution de chaque tâche, permettant de réduire la duplication de moyens et d’équipements en Europe sans entraîner une perte de savoir-faire parmi les industriels de l’UE.
Si l’Europe de la Défense telle que l’envisagent Emmanuel Macron ou les plus européistes de nos compatriotes est encore loin, il est clair que l’UE commence à trouver son rythme de croisière pour mener à une véritable autonomie stratégique de la défense.