top of page
  • Candice NOUAILLIER

L’entente israélo-russe

La Russie et Israël font figure d'alliés improbables, alors que chacun est proche du rival de l'autre - les États-Unis et l'Iran –. Des liens solides tissés grâce à l'influente diaspora russophone en Israël et à des échanges intergouvernementaux d'apparence cordiale constituent l'épine dorsale de cette entente discrète, en dépit de quelques éléments de discorde. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, Israël a exprimé son soutien à l'Ukraine sans jamais condamner directement la Russie, réitérant le modus operandi utilisé lors d’autres conflits dans lesquels la Russie était impliquée. Les récentes déclarations du ministre russe des Affaires étrangères pourraient remettre en cause cette neutralité.


 

Historique des relations israélo-russes


Sous Joseph Staline, l'Union soviétique fut l'un des premiers pays à reconnaître l'État hébreu après qu'il eut proclamé son indépendance le 14 mai 1948. Cependant, après l'arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchev en 1953, Moscou s'est aligné sur les États nationalistes arabes qui entretenaient un sentiment à la fois anti-israélien et anti-occidental. L'URSS a néanmoins gardé des rapports avec Israël pendant les prémices de la guerre froide, jusqu'à la guerre des Six Jours en juin 1967, au cours de laquelle l'État hébreu a vaincu les troupes envoyées par l'Égypte, la Jordanie et la Syrie. Après cette défaite, par solidarité envers ses alliés arabes, l'Union soviétique a suspendu ses relations diplomatiques avec Israël, et le « militarisme israélien » est devenu une cible privilégiée de la propagande soviétique. Malgré la rupture des liens diplomatiques entre Moscou et Tel Aviv, les relations israélo-russes se perpétuèrent à travers la représentation de l'Eglise orthodoxe russe à Jérusalem.


Les relations diplomatiques entre la Fédération de Russie et Israël ont été rétablies en 1991 après la dissolution de l’Union soviétique, et se sont nettement améliorées à l'orée du XXIème siècle sous l'effet conjugué de plusieurs évolutions significatives. Parmi ceux-ci, l'accession au pouvoir de Vladimir Poutine et d'Ariel Sharon respectivement en 2000 et 2001, l'émergence des Juifs originaires de pays russophones en tant que bloc électoral déterminant dans la vie politique et culturelle israélienne, ainsi que du redressement de la Russie au terme d'une décennie de tourmente et de la réadoption d'une politique étrangère dynamique. La bonne entente entre Sharon et Poutine semble avoir joué un rôle clé dans le rapprochement de la Russie avec Israël. Sharon s'est rendu en Russie à plusieurs reprises, et Poutine a effectué une visite en Israël en 2005.


Une note rédigée pour le Carnegie Endowment for International Peace par Eugene Rumer, avance que : « Israel’s military muscle would have been an additional source of Russian interest, considering the country’s longstanding appreciation and reliance on hard power. One can also speculate that Putin’s early attempts to build a cooperative relationship with the United States included a deliberate effort to boost Russian-Israeli ties and use Israel and its political clout in the United States to help shape positive U.S. attitudes toward Russia».

La puissance militaire d'Israël aurait ainsi été perçue par la Russie comme un atout attrayant ; la relation israélo-russe aurait également été considérée par Vladimir Poutine comme un levier pour paraître sympathique aux yeux des États-Unis, dans un esprit « les amis de mes amis sont mes amis ». Il est également suggéré dans la même note, que la tolérance dont Ariel Sharon et d'autres dirigeants israéliens ont fait preuve à l'égard de la guerre de Vladimir Poutine en Tchétchénie entre 1999 et 2000, ainsi que la fermeté du Premier ministre israélien à l'égard des milices palestiniennes sur son sol, ont peut-être permis aux deux dirigeants de trouver un terrain d'entente spontané.


Outre les échanges intergouvernementaux, la relation russo-israélienne a été renforcée par des échanges commerciaux substantiels ainsi que par la présence en Israël d'une diaspora russophone qui se chiffre à un million de personnes. Comme l’explique Igor Delanoë dans Le Monde diplomatique : « Israéliens et Russes peuvent se féliciter d’entretenir de bonnes relations, étayées par des échanges économiques denses et par un « pont humain » : près d’un million de citoyens israéliens sont issus de l’espace russe et ex-soviétique — dont un grand nombre font la navette. Depuis la fin des années 1980, les binationaux représentent près du septième de la population de l’Etat hébreu, de sorte que le président Vladimir Poutine a pu qualifier Israël de « pays russophone ». La communauté russophone israélienne est une immense fierté pour Vladimir Poutine, qui considère la langue et la culture comme des vecteurs incontournables de l'extension de la sphère d'influence russe, comme le relève un article publié par le Council on Foreign Relations.


Comme le rapporte un article du New Yorker, il reste environ 175 000 Juifs en Russie, y compris des oligarques milliardaires très proches de Poutine, qui possèdent des résidences et des investissements en Israël. Le plus connu d'entre eux, est le magnat du pétrole Roman Abramovitch, par ailleurs propriétaire du club de football londonien Chelsea, qui a récemment versé une donation de dix millions de dollars au mémorial de l'Holocauste Yad Vashem, à Jérusalem. Le président du musée a entrepris des démarches auprès de l'administration Biden pour que Roman Abramovitch soit exempté des sanctions. À noter également le dynamisme du secteur touristique, dopé par la venue des touristes russes qui représentent le second plus grand « vivier » de visiteurs après les États-Unis.



Une amitié contradictoire


Cette amitié s'accompagne d'un paradoxe : Israël est un allié privilégié des États-Unis - le pays que Vladimir Poutine considère comme le plus grand adversaire de la Russie. La Russie coopère étroitement avec l'Iran, pays qu'Israël considère comme une menace existentielle pour l'État juif. En toute logique, les deux pays devraient être hostiles l'un à l'autre, puisque chacun collabore étroitement avec le rival de l'autre.


Il existe quelques discordances sur deux dossiers épineux en particulier, nommément : les intérêts russes en Syrie et la coopération nucléaire russo-iranienne. Les inquiétudes d'Israël concernant la présence de la Russie en Syrie – devenant ainsi de facto « voisins » au Proche-Orient – sont moins liées à l'équilibre des forces en présence qu'à la crainte existentielle qui ronge l'État juif depuis sa création. Les turbulences qui ont secoué le Moyen-Orient au cours de la dernière décennie n'ont fait qu'accroître les angoisses d'Israël, avec deux facteurs simultanés qui s'avèrent les plus préoccupants pour Jérusalem : la rapidité de l'expansionnisme iranien et le repli américain sur la scène internationale – un isolationnisme amorcé sous l’administration de Barack Obama et concrétisé sous Donald Trump. « Israël a pris acte de l’érosion de l’influence américaine dans la région, qui, par contrecoup, favorise celle du Kremlin », écrit Igor Delanoë dans un article du Monde diplomatique.


En raison de ces bouleversements, les Israéliens redoutent de froisser une Russie qui semble retrouver une certaine vitalité dans la région. Consciente de cela, cette dernière a particulièrement bien réussi à tirer parti de sa présence et des intérêts sécuritaires d'Israël en Syrie à cette fin, même si Moscou et Tel Aviv sont dans des camps opposés dans le conflit syrien – le premier est allié à l'Iran et au Hezbollah libanais pour secourir le régime de Bachar el-Assad, tandis que le second s'oppose avec force à l'enracinement de Téhéran et de Hezbollah en Syrie. Tous deux éprouvent une méfiance instinctive à l'égard des contestations populaires appelées « printemps arabes » qui ont eu lieu en Afrique du Nord et au Moyen-Orient à partir de 2011, et ont pour objectif commun de maintenir le régime syrien.

« […] la Russie reste perçue côté israélien comme un des rares acteurs capables de bouleverser le rapport de force régional dans le voisinage de l’État hébreu, à travers la livraison d’armements qu’Israël considère comme irraisonnée à des pays comme l’Iran ou la Syrie, et qui peuvent aboutir, en fin de compte, entre les mains du Hezbollah libanais. Côté russe, on perçoit Tel-Aviv comme un des derniers acteurs régionaux qui dispose aujourd’hui encore de la capacité à ruiner les efforts de Moscou pour maintenir en place le régime de Damas », explique Igor Delanoë dans la revue Maghreb-Machrek. Le partenariat établi entre Benjamin Netanyahu et Vladimir Poutine a pour vocation d’éviter les heurts entre Tsahal – l’armée de défense israélienne – et les forces armées russes dans le contexte syrien. Même si cette cohésion ne se déroule pas sans accrocs, les deux partenaires ont à cœur de sauvegarder leur bonne entente.



Un soutien discret


Depuis le début de la guerre en Ukraine, Israël avance à tâtons et tente de se positionner comme un médiateur potentiel entre la Russie et l'Ukraine. Le Premier ministre Naftali Bennett est l'un des rares dirigeants occidentaux à entretenir des contacts avec Moscou et Kiev, et il dialogue régulièrement avec le président russe Vladimir Poutine et le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Naftali Bennett évite de condamner directement Vladimir Poutine ou la Russie. Lors de l'invasion en février 2022, Israël a offert une aide humanitaire à l'Ukraine, mais n'a pas envoyé d'aide militaire et ne s'est pas joint aux sanctions occidentales. Plusieurs dizaines d'oligarques russes, ayant la double nationalité ou juifs non israéliens, ont fui en Israël.


Ce n'est pas la première occurrence du soutien tacite de Tel Aviv à Moscou au fil des années, exprimé en partie à travers sa neutralité alors même que Moscou était sous le feu de sanctions internationales. Israël ne s'est pas aligné sur les gouvernements occidentaux dans leur condamnation de la Russie après son intervention en Géorgie en août 2008. Comme l'a souligné Igor Delanoë dans un article publié dans Le Monde diplomatique, les deux pays vivent une « étrange lune de miel », exemplifiée par l’absence d’Israël lors du vote à l’ONU pour condamner l’annexion russe de la péninsule de Crimée en mars 2014 : « Au grand dam des Etats-Unis, Tel-Aviv s’est abstenu de voter une résolution appelant à ne pas reconnaître le rattachement de la péninsule à la Fédération de Russie ».

Lorsque les États-Unis de nombreux autres pays occidentaux ont expulsé des dizaines de diplomates russes en mars 2019 en représailles à l'attaque à l'agent neurotoxique contre un ancien espion russe à Salisbury, en Angleterre, Israël pour sa part n'en a expulsé aucun. La relation israëlo-russe « se caractérise par une forme d’imperméabilité aux pressions extérieures », indique Igor Delanoë dans un article publié dans Maghreb-Machrek.



Incident diplomatique


Cependant, ce château de cartes aurait pu s’écrouler au cours des dernières semaines. En effet, la Russie a accusé Israël de soutenir le « régime néonazi » de Kiev, aggravant ainsi le contentieux diplomatique avec l'un des rares alliés des États-Unis à avoir décidé de ne pas appliquer les sanctions contre le Kremlin et de ne pas envoyer d'aide militaire à l'Ukraine. Le différend suscité par les remarques du ministre russe des affaires étrangères, Sergei Lavrov, qui a déclaré dans une interview accordée à l’émission italienne Zona Bianca qu'Adolf Hitler « avait du sang juif » et que les « antisémites les plus fervents sont souvent des Juifs eux-mêmes », a menacé de compromettre la position neutre d'Israël sur la guerre menée par la Russie en Ukraine.


Le lundi 2 mai 2022, Israël a convoqué l'ambassadeur russe au ministère des affaires étrangères et son ministre des affaires étrangères, Yaïr Lapid, a qualifié les remarques de Lavrov d'« impardonnables et scandaleuses... de même qu'une effroyable erreur historique », comme le rapporte un article du Monde. Yaïr Lapid a écrit : « Foreign Minister Lavrov’s remarks are both an unforgivable and outrageous statement as well as a terrible historical error. Jews did not murder themselves in the Holocaust. The lowest level of racism against Jews is to accuse Jews themselves of antisemitism ».

Le 3 mai 2022, la Russie a renchéri sur les propos de Serguei Lavrov, accusant Yaïr Lapid de tenir des propos « anti-historiques » sur l'Holocauste qui « expliquent grandement la ligne de conduite du gouvernement israélien actuel dans son soutien au régime néo-nazi de Kiev ». Les discussions qui ont eu lieu lors de la convocation presque inédite de l'ambassadeur russe, Anatoly Viktorov, pour une demande de clarification des commentaires provocateurs de Serguei Lavrov, n'ont pas été divulguées.



Conclusion


Ainsi, malgré les liens étroits qu'ils entretiennent avec leurs rivaux respectifs, Israël et la Russie ont établi une relation bilatérale robuste fondée sur des intérêts partagés, la présence d’une diaspora russophone très active dans la vie politique israélienne et la volonté mutuelle de les défendre en dépit de leurs divergences.


Les États-Unis, l'Union européenne et les autres nations occidentales ont pressé Israël de se montrer plus ferme à l'égard de la Russie. Dès le début de la guerre, Israël a condamné l'invasion de l'Ukraine par la Russie comme étant une « violation de l'ordre mondial », mais n'a pas condamné la Russie elle-même, qui détient une immense influence en Syrie voisine, tout en permettant à Israël de poursuivre ses propres opérations contre les forces appuyées par Téhéran dans le pays. Les propos de Sergueï Lavrov auraient pu bouleverser le numéro d'équilibriste qu'Israël menait jusqu'alors. Conscient de cette possibilité, Vladimir Poutine a personnellement présenté ses excuses à Bennett Naftali – qui les a acceptées –, a relaté The Guardian dans un article datant du 5 mai 2022.


Reste à voir si le contrecoup de ces déclarations, couplé aux demandes répétées des pays occidentaux qu'Israël prenne parti, pousseront Israël à interrompre son jeu d'équilibriste et à s'extraire de sa position de neutralité.


12 vues0 commentaire
bottom of page