Charles MARTY
L’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN, nexus d’intérêts géostratégiques
L’une des conséquences les plus inattendues de la guerre en Ukraine a été la fermeté de la réponse des Européens : à l’exception de la Hongrie, l’Union a dénoncé d’une seule voix la conduite de la Russie et a annoncé un découplage de son économie. La Suède et la Finlande ont franchi un cap supplémentaire et ont annoncé leur demande d’adhésion à l’OTAN. Cette décision est porteuse d’enjeux géopolitiques colossaux.
L’intégration de deux nouveaux membres au sein de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) n’est pas un événement mineur. Le choix d’un ou plusieurs pays d’y adhérer relève en effet d’un positionnement politique, mais également géostratégique, de proximité avec le reste du continent européen et des États-Unis. Toutefois, ce choix est également indicateur d’une opposition directe à la Fédération de Russie, et de l’abandon de toute position de neutralité dans la rivalité qui oppose encore aujourd’hui l’OTAN et Moscou.
Ainsi, par une candidature conjointe du mercredi 18 mai 2022, la Finlande et la Suède ont toutes deux déposé leur demande d’adhésion à l’organisation atlantique. Alors que les deux pays entretenaient depuis plusieurs décennies une politique de neutralité, ce changement rapide risque d’entraîner des bouleversements géopolitiques et d’augmenter les tensions entre l’Europe et la Russie pour les prochaines décennies à venir.
Le processus d’intégration à l’OTAN
Contrairement à une incompréhension répandue et propagée par des médias de désinformation, l’adhésion à l’organisation est une démarche presque entièrement conduite par les pays souhaitant la rejoindre. Rejoindre l’OTAN est un processus entièrement volontaire, et parler « d’expansion » ou « d’annexion » de pays par l’alliance est un écart de langage.
De fait, et ce depuis sa création en 1949, l’OTAN ne s’étend qu’aux pays qui ont déposé une demande respectant l’ensemble des critères prévus par le Traité de l’Atlantique-Nord. La seule vocation de l’organisation est d’assurer une coordination militaire et stratégique, et une défense mutuelle, pour les pays souhaitant être protégés face à la menace présentée d’abord par l’URSS, puis par la Russie. Le processus se décompose en trois étapes, selon un processus pouvant durer plusieurs mois, prévu par l’article 10 du Traité de l’Atlantique Nord de 1949.
Premièrement, les pays souhaitant devenir membres sont invités à entamer un dialogue avec le quartier-général de l’OTAN à Bruxelles, afin d’obtenir de ces pays « une confirmation formelle de leur intention et de leur capacité à respecter les engagements politiques, juridiques et militaires d’une participation à l’organisation ». Ces pays doivent se montrer prêts à entreprendre toute réforme que cette participation impliquerait.
Deuxièmement, les ministres des affaires étrangères des pays candidats déposent une lettre d’intention à l'attention du secrétaire-général de l’OTAN dans laquelle ils confirment l’engagement solennel de leurs pays à respecter les engagements évoqués plus haut.
Troisièmement, le Traité de l’Atlantique-Nord est amendé par le biais de protocoles d’accession devant être ratifiés par le corps législatif de chaque pays-membres de l’Alliance. Une fois signées et ratifiées, ces modifications du Traité entrent en vigueur, et les candidats sont pleinement intégrés à l’OTAN.
Mais aussi rapide que ce processus puisse être réalisé, il n'est pas à l'abri de blocages ou de perturbations visant à le ralentir ou l'empêcher. En effet, rejoindre l'OTAN envoie un message clair : la Suède et la Finlande désignent ouvertement la Russie comme une menace forte à leur sécurité et à leur défense. Le gouvernement russe anticipera donc clairement que les dirigeants de Stockholm et Helsinki participeront à renforcer le dispositif de l'OTAN à son encontre, ce qui va à l'encontre de ses intérêts. Un réajustement de la posture stratégique de la Russie à leur encontre est donc à prévoir, comme le laisse suggérer la déclaration du vice-ministre russe des affaires étrangères Sergeï Riyabkov, selon lequel la candidature des deux pays à l'OTAN est « une grave erreur ».
Quelles conséquences géopolitiques à la suite de cette candidature ?
Le basculement de la Finlande et de la Suède a été extrêmement rapide, sur le plan de l’opinion publique : jusqu’en février 2022, les deux pays étaient fortement attachés à leur neutralité historique face à la Russie. Toutefois, les étapes qui ont ponctué la guerre en Ukraine, des bombardements à proximité de l’ancien site de Tchernobyl aux massacres de Boutcha et Marioupol, ont conduit Stockholm et Helsinki à réviser leur position : d’abord en condamnant la Russie pour ses exactions et en participant aux sanctions économiques annoncées dans le cadre de l’Union européenne, puis en entamant un débat au sein de la société civile concernant une adhésion à l’OTAN.
Ce changement d’opinion depuis le début des hostilités est flagrant : alors qu’en février, seulement 42% des Suédois étaient partisans d’une adhésion à l’OTAN, le 12 mai, 54% étaient favorables à l’entrée dans l’Alliance atlantique. De même, aujourd’hui, 76% des Finlandais s’expriment en faveur d’une candidature de leur pays à l’OTAN, alors qu’au cours des deux dernières décennies, le soutien à l’intégration oscillait entre 20 et 30%. Les chefs d'État finlandais et suédoise, Sauli Niinistö et Magdalena Andersson, ont affirmé que ce revirement était la conséquence directe de l’invasion russe de l’Ukraine.
Ce changement rapide de position, et la perspective imminente d’adhésion de ces deux pays à l’OTAN s'accompagnent de plusieurs enjeux stratégiques à long-terme.
Premièrement, sur le plan purement militaire et opérationnel, une intégration à l’OTAN des deux pays nordiques représenterait une formidable augmentation des effectifs et des budgets de défense de l’Alliance.
Du fait de leur politique de neutralité et de l’absence d’alliés stratégiques, la Suède et la Finlande sont en effet des pays hautement militarisés. La Finlande dispose ainsi en temps de guerre d’une force armée de 280 000 soldats ainsi que de 600 000 réservistes, et son budget de défense a dépassé en 2021 les 2% du PIB, représentant alors 4,8 milliards d’euros. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, le parlement finlandais évoque une augmentation de 20% de ce chiffre à l’horizon 2026. La Suède, quant à elle, disposait en 2020 de 55 000 militaires, mais a entamé une forte revue à la hausse de son dispositif de défense depuis l’invasion russe de la Crimée en 2014, dont notamment le rétablissement du service militaire et a annoncé le 10 mars 2022 une augmentation des dépenses militaires jusqu’à 2% du PIB, ce qui représente 10,1 milliards d’euros. Il faut souligner à quel point la remilitarisation du pays est drastique, tant le niveau des armées suédoises était bas avant ce revirement : en 2015, le pays ne disposait que de 5 000 hommes.
Deuxièmement, au niveau géographique, la Finlande et la Suède commandent l’accès à la mer Baltique depuis le Nord. Cet espace stratégique, partagé avec les pays Baltes – Estonie, Lettonie et Lituanie – et la Pologne, représente tant des enjeux économiques, du fait de la présence du gazoduc sous-marin Nord Stream, que militaires, et fait l’objet de tensions récurrentes du fait de survols illégaux d’eaux territoriales et de manoeuvres russes agressives. Mais surtout, le contrôle intégral de la mer Baltique par l’OTAN impliquerait que l’accès de la Russie à son exclave de Kaliningrad, bordant cette mer entre les territoires lituaniens et polonais, serait fortement limité. Kaliningrad abritant le commandement de la flotte russe de la Baltique, l’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande porterait un coup important aux possibilités de projection navale de la Russie.
Troisièmement, de par ses frontières avec la Norvège, les pays Baltes et la Pologne, tous membres de l’OTAN, la Russie partage aujourd’hui en tout 1219km de frontières terrestres avec l’Alliance atlantique, soit tout juste 6% de l’ensemble de ses frontières. Une adhésion de la Finlande, qui a une frontière commune de 1340km, doublerait ce chiffre, et représenterait donc aux yeux de la Russie un front supplémentaire potentiel, dans le cas d’une crise ouverte avec l’OTAN.
Tous ces paramètres combinés désignent la Finlande et la Suède comme des cibles désignées pour la Russie. Moscou a déjà interrompu ses exportations d'électricité vers la Finlande depuis le 19 mai, et Helsinki s'attend à être la cible de campagnes de désinformation et de cyberattaques massives prochainement. La Suède, victime de cyberattaques depuis plusieurs années, a également remis la cybersécurité au centre de son dispositif de défense.
Des premiers signaux d’opposition à la candidature de la Suède et la Finlande
Si l’OTAN a bien une vocation purement défensive et maintient un cadre purement volontaire pour l’intégration de ses membres, l’enjeu politique d’une nouvelle adhésion entraîne nécessairement des remous, à l’extérieur comme à l’intérieur de l’Alliance.
Ainsi, la Russie perçoit l’Organisation comme une entité ouvertement agressive, coupable d’expansionnisme militaire en Europe de l’Est et dans sa périphérie immédiate. Aux yeux de Moscou, l’adhésion de pays qu’elle estime être dans sa zone d’influence, en Europe de l’Est, dans le Caucase du Sud où en Asie centrale, est une ligne rouge dont le franchissement serait « inacceptable ». Les démarches entreprises respectivement par la Géorgie et l’Ukraine, en 2008 et en 2014, pour rejoindre l’OTAN, ont ainsi été perçues comme des manipulations occidentales visant à affaiblir la Russie.
On peut noter la remarquable proximité, dans le cas de la Géorgie comme de l’Ukraine, entre les dialogues initiaux visant à une candidature officielle à l’OTAN et les interventions russes ayant eu pour conséquence le gel de ces candidatures : en effet, l’article 10 régissant l’élargissement de l’Organisation précise qu’un pays candidat ne doit avoir aucun conflit territorial en cours. Ainsi, à la suite de l’intervention russe en Géorgie de 2008, cette dernière a été amputée de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, de la même manière que l’Ukraine a été dépossédée de la Crimée en 2014. L’ancien président russe Dimitri Medvedev a ouvertement affirmé que la guerre de Géorgie avait permis d’empêcher une expansion de l’OTAN.
Si on s’en tient à ces précédents, il faudrait envisager la possibilité d’une intervention russe en Finlande ou en Suède visant à empêcher l’un ou l’autre de ces pays de rejoindre l’OTAN. Toutefois, il s’agit d’un cas de figure très différent. En effet, les deux pays scandinaves font déjà tous deux partie de l’Union européenne, qui dispose elle-même d’une clause de défense mutuelle en cas d’agression d’un de ses membres, l’article 42-7 du Traité de l’Union européenne. Sans même engager les États-Unis, une agression entraînerait notamment une réponse armée de la France.
De plus, si la Finlande a fait partie de l’empire Russe (1809-1917), elle n’a jamais fait partie de l’Union soviétique ni du Pacte de Varsovie, sa neutralité étant garantie par le traité finlando-soviétique de 1948. Moscou n’a donc pas de revendication historico-culturelle aussi forte sur les deux pays qu’elle pourrait en avoir sur l’Ukraine ou la Géorgie. Enfin, l’absence de fortes communautés russophones ou prônant un séparatisme vis-à-vis de Stockholm ou Helsinki rend difficile à justifier une intervention de la même manière que l’invasion actuelle de l’Ukraine, celle de la Crimée en 2014 ou celle de la Géorgie en 2008. Si le risque d'actions dites sous le seuil de la conflictualité, telles que des cyberattaques, des opérations de désinformation ou des actions de guerre économique, sont bien à prévoir, il est très improbable que les deux pays scandinaves fassent l'objet d'une action militaire à leur encontre.
De manière surprenante, le processus d’adhésion de la Suède et de la Finlande pourrait toutefois ne pas être tant perturbé par la Russie ou un État extérieur, que par un membre de l’OTAN. Depuis les premières discussions au sujet de leur candidature, la Turquie a affiché une forte opposition à l’intégration des deux pays nordiques.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a affirmé que ces deux pays soutiendraient des organisations kurdes terroristes, et abriteraient des membres du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), des Unités de Protection du Peuple (YPG) et du mouvement Gülen, organisations que le gouvernement turc considère comme terroristes, qu’ils refuseraient d’extrader.
Il s’agit d’un contentieux important au sein de l’Alliance atlantique : en effet, si tous les membres de l’OTAN et de l’UE ont reconnu le PKK comme organisation terroriste, ce n’est pas le cas pour le YPG ou le mouvement Gülen. Mais surtout, la Suède et la Finlande ont bien classifié le PKK comme groupe terroriste, mais ne poursuivent pas ses sympathisants sur leur sol, du fait de leurs lois sur la liberté d’expression et d’opinion.
Une autre raison avancée par R. T. Erdogan pour motiver un refus potentiel de la candidature jointe de la Suède et de la Finlande est que ces deux pays imposent actuellement un embargo sur la vente d’armes contre Ankara, depuis l’intervention turque en Syrie de 2019 pour repousser le YPG. De plus, le président turc fait jouer la rivalité actuelle opposant Ankara à la Grèce, concernant les îles de la mer Égée, et les tensions entre la Turquie et Chypre concernant la séparation du pays, pour faire valoir qu’il serait inconsidéré d’admettre dans l’OTAN d’autres pays dont la conduite irait à l’encontre des intérêts d’un autre membre.
Enfin, il est envisageable que la Turquie cherche à se servir de son potentiel refus de l’adhésion des deux pays nordiques à l’OTAN comme d’un levier d’influence pour lever les sanctions américaines qui pèsent contre elles depuis son acquisition de systèmes antiaériens S-400 russes, en particulier son exclusion du programme d’avion de chasse F-35.
Il est très probable qu’il ne s’agisse que d’un calcul électoral, compte tenu de la proximité des élections présidentielles turques de 2023 : une levée des sanctions américaines et scandinaves lui permettrait de détourner l’attention de la situation économique catastrophique de la Turquie, où la lire turque s’est effondrée et où l’inflation est galopante.
Il n’y a que peu de chances que R. T. Erdogan obtienne de la Suède et de la Finlande qu’ils coupent leurs liens avec le YPG ou extradent des sympathisants du PKK ou du Fethullah Gülen, où qu’il obtienne une réinsertion de la Turquie dans le programme F-35. Toutefois, l’administration américaine s’étant très largement prononcée en faveur de l’adhésion des deux pays scandinaves dans l’OTAN, de même qu’une majorité des États européens, un blocage de la double candidature l’isolerait fortement du reste de l’Alliance et signerait probablement la fin définitive de toute possibilité pour la Turquie d’intégrer l’Union européenne. Par ailleurs, il y a une forte possibilité que Washington exerce une pression à l’encontre d’Ankara pour s’assurer que cette dernière valide la procédure d’intégration.
A moins que le discours de R. T. Erdogan soit davantage qu’une simple posture, la procédure d’adhésion de Stockholm et de Helsinki devrait donc se dérouler sans encombre ni interférence de la part de la Turquie.
Conclusion
Si les élargissements de l’OTAN depuis 2004 s’étaient cantonnés à des pays des Balkans occidentaux, au poids militaire et stratégique moindre, l’intégration de la Suède et de la Finlande à l’Alliance atlantique est un réarrangement majeur du rapport de forces en Europe du Nord. La perspective de voir Stockholm et Helsinki conduire des opérations et accueillir des bataillons de l’OTAN sur leur territoire appelle probablement à une réflexion profonde en Russie quant à son isolement stratégique, au-delà des menaces de représailles économiques, politiques et militaires qui ont constitué la réaction initiale de Moscou à la déclaration d’intention des deux pays nordiques. Dans tous les cas, la Suède et la Finlande, s'affichant désormais comme ouvertement opposés aux intérêts de Moscou, feront certainement l'objet d'importantes attaques médiatiques, cyber, économiques ou autres.
Il sera intéressant d’observer si ce repositionnement de la Suède et de la Finlande, deux pays membres de l’UE mais historiquement non-alignés vis-à-vis de l’OTAN et de la Russie, créera un effet d’entraînement au sein d’autres pays européens affichant également une neutralité de principe. L’Autriche, en particulier, voit son opinion publique s’orienter rapidement vers un rapprochement avec l’OTAN, malgré la neutralité farouchement défendue par le gouvernement viennois. A terme, il serait même envisageable que la Suisse mette un terme à sa légendaire neutralité perpétuelle pour s’aligner sur le reste de l’Europe.