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  • Lea Raso Della Volta

Faut-il avoir peur du Milli Görüş en Europe ?


Milli Göruş est un nom relativement méconnu, il a été prononcé dans la presse lors de l’édification de la mosquée de Strasbourg ou bien tout récemment celle d’Avignon par un député du Rassemblement national, derrière laquelle planait l’ombre d’Ankara. Cette organisation née dans les années 1970 est l’héritière de la doctrine de la Synthèse turco-islamique qui s’est érigée en défenseur des valeurs islamiques et turco-ottomanes. Ainsi, ce mouvement est-il une menace pour la laïcité à la française?


 

Pour comprendre ce qu’est la confédération islamique du milli Göruş, il faut se rendre sur le site de la branche française, et à travers l’ethos, l’image que ce dernier souhaite donner de lui- donner et décrypter par une lecture en creux, le message délivré.


Le Milli Göruş se présente comme une organisation religieuse et uniquement religieuse, il donne la définition de ce qu’il est en rattachant le terme « millî » du mot arabe « millat » « qui est un mot cité à de multiples reprises dans le Saint Coran ». Ce terme désigne la communauté rassemblée autour d’un Prophète, qui croit en lui et aux valeurs et aux traditions que le Prophète enseigne et transmet. » Un prophète, et non le prophète.



Le terme arabe est en réalité milla et l’ajout du « t final » est un emprunt au terme ottoman de « millet », système politico-administratif en vigueur sous l’empire et qui organisait la société ottomane en communautés sur une base religieuse plutôt qu’ethnique et concernait les « gens du Livre » donc la Bible. Ainsi, les chrétiens, les juifs et même les musulmans avaient leur millet avec à la tête un başi, interlocuteur de l’administration impériale.


Depuis l’hégire, le mot milla a revêtu plusieurs sens. Mais en turc moderne, milli, signifie : « national ».


Le mot «Göruş » quant à lui, est d’origine turque et désigne littéralement « la vision » et le Milli Göruş d’ajouter « Dans un sens plus large, il signifie la façon de concevoir, le paradigme. Ainsi, : Le « Millî Görüs désigne l’ensemble des musulmans qui se considèrent comme faisant partie de la lignée d’Ibrahim (a.s.) en matière d’opinion et de foi tout en suivant le message de Muhammad (s.a.w.s.), le dernier des Envoyés de Dieu. »


Le mot milli est employé comme synonyme de l’oumma ou communauté des croyants, puisqu’il affirme englober l’ensemble des musulmans. Un détournement du sens initial du mot arabe de milla qui désignait les gens du Livre autrement dit, les juifs, les chrétiens, les musulmans.


Bien que présenté par le site du Milli Görüş, comme un mouvement strictement religieux, il convient de le nuancer, car la vision religieuse et nationale s’inscrivent dans le corpus idéologique de la Synthèse Turco islamique, ce qui en fait un mouvement politique à part entière, mais qui défend des valeurs religieuses, comme la théocratie.



Le Milli Görüş héritier de la Synthèse turco-islamique

Lorsque la République de Turquie a été proclamée en 1923, il s’agissait pour Mustafa Kemal (1881-1938) d’édifier un nouveau pays sur les décombres de l’empire ottoman dont il était en rupture totale. Il n’en n’était pas l’héritier et ce qui avait fait de l’empire le phare de l’islam, le califat, fut aboli en 1924 par le père de la Turquie moderne. Sur le modèle occidental, il décida d’adopter l’État-nation. On réduit souvent les immenses chantiers entrepris sous Mustafa Kemal à la seule laïcité, mais le fondateur du nouvel Etat s’est attaché à sécularité l’éducation, à moderniser la langue avec l’adoption d’un nouvel alphabet et de nouveaux mots qui n’étaient ni persans, ni arabes, mais turcs. Ses successeurs firent de même, avec comme gardienne des institutions, l’armée.


Dès 1950, un mouvement « humaniste » a fait son apparition, notamment avec Arfi Müfid Mansel (1905-1975), archéologue, académicien spécialisé dans les antiquités grecques qui a dirigé de nombreuses fouilles sur la côte anatolienne.


Ce virage laïc et la reconnaissance de la Grèce antique comme matrice du modèle civilisationnel, irrita certains nationalistes et religieux, pour lesquels, ce n’était rien d’autre qu’une soumission aux valeurs de l’Occident, et qui pour contrebalancer cette influence pro-occidentale, affirmèrent que l’identité de la Turquie était musulmane et asiatique. Ce courant porte le nom de « Synthèse turco-islamique » ou Türk Islam Sentezi.

La « synthèse turco-islamique » a été élaborée à l’origine par un groupe d’intellectuels, Ibrahim Kafesoğlu (1912-1984) et Ahmet Arvasi (1932-1988) furent les tenants de cette doctrine.

Dans les années 1960 un club appelé « Foyer des Intellectuels » ou Aydinlar Ocaği dans destiné explicitement à élaborer une construction théorique à l’usage des partis de droite turcs.

Le mouvement étudiant de 1968, et la politique américaine du containment qui favorisa la renaissance du panturquisme, estimant que l’islam et le nationalisme turc pouvaient constituer un rempart contre l’URSS et la pénétration du communisme. La Synthèse turco islamique, sous l’influence d’Ahmet Arvasi, prit un tour beaucoup plus virulent en devenant nationaliste, xénophobe, antisémite, et ce, en dépit du fait que les membres du club se considéraient comme un groupe de discussion dénué d’ambitions politiques personnelles, les préceptes qu’ils ont établis visaient à unifier la droite y compris les mouvements nationalistes qui ont joué un rôle déterminant dans la consolidation des mouvements politiques de droite en Turquie.

La « synthèse turco-islamique », en tant que mot d’ordre, a constitué le noyau de la nouvelle idéologie qui, par son côté pragmatique, s’est efforcée d’intégrer islamisme et nationalisme. L’un des chantres de la jonction entre nationalisme et religion, n’est autre que Necmettin Erbakan.

Erbakan fonde le Milli Görüş et rejette l'héritage kémaliste

Sa carrière politique débute en 1960, il intègre le parti de la Justice ou Adelet Partisi de Suleiman Demirel (1924-2015) qui est à la tête de la Turquie. Necmettin Erbakan est proche des propriétaires terriens, de la bourgeoisie de province, comme l’était avant lui Adnan Menderes. Ces groupes sociaux s’opposent à la direction du parti auquel ils reprochent de défendre les intérêts des classes dominantes occidentalisées et antireligieuses.

Leur porte-parole n’est autre que Necmettin Erbakan et pour mettre un terme à ce qui risque de le faire éclater de parti, sa direction décide en 1968 de faire élire Necmettin Erbakan, au poste de secrétaire de la chambre du commerce et de l'industrie. Le Premier ministre Demirel croit pouvoir contrôler Erbakan et juguler le mécontentement.

Mais Necmettin Erbakan refuse de se soumettre aux injonctions du Parti de la Justice et commence à formuler de violents réquisitoires contre lui et la grande bourgeoisie occidentalisée, ce qui lui permet d’asseoir sa popularité sur les classes populaires religieuses.

Il fera sienne la doctrine de la « synthèse turco-islamiste qui ouvre la voie à l’essor de l’islam politique dans le pays.» La place de l’islam est repensée par le biais d’un savant mélange entre les identités turco-ottomanes et musulmanes.

Contre toute attente, le Milli Görüş qui est la première plus grande organisation turque d'Europe n’a pas vu le jour en Turquie, mais en Allemagne en 1969, à Brunswick, à l'initiative de Necmettin Erbakan, en tant qu 'Union turque d'Allemagne, elle adoptera le nom de Milli Göruş en 1994.

Le choix de l’Allemagne, pour lancer ce vaste mouvement n’a rien de fortuit, puisque le pays accueille la plus grande diaspora turque d’Europe. Necmettin Erbakan a des liens avec ce pays où il a obtenu son diplôme d’ingénieur. Le mouvement a affiché dès sa création sa volonté de ramener les travailleurs turcs à la fois dans le giron, de la mère-patrie et de l’islam.

Il fonde le 26 janvier 1970 sa première formation politique, le parti de l’ordre national ou Milli Nizam Partisi, est rattaché au Milli Görüş. Cette nouvelle formation politique, créée au nom de la bourgeoisie provinciale, s'ouvre à l’ensemble de la classe moyenne provinciale, en proie au désarroi devant l'évolution des mœurs et des valeurs de la société turque et qui se sent exclue du développement économique que connaît le pays. Le Parti de l’ordre national prône un retour aux valeurs traditionnelles de l’ancien Empire ottoman et de l'islam et Necmettin Erbakan rejette catégoriquement des réformes kémalistes dont il réprouve le caractère laïc et trop complaisant à l’égard de l’Occident. Le coup d'État de 1971 en Turquie provoque la dissolution, le 20 mai 1971 de son parti par la Cour constitutionnelle pour atteinte au principe fondateur de la laïcité turque.

En 1972, Il fonde le Parti du salut national (MSP) ou Selamet Partisi avec les membres. Il entre au parlement avec 48 députés et 3 sénateurs, obtenant 12 % des voix lors des élections de 1973. Après les élections de 1973, le CHP et le MSP dirigés par le kémaliste Bülent Ecevit (1925-2006) deviennent des partenaires gouvernementaux, et Erbakan est nommé ministre d'État et vice-Premier ministre du gouvernement. Mais les divergences d'opinion entre Erbakan et Bülent Ecevit ne tardent pas à apparaître, et le 17 novembre 1974, le gouvernement de coalition CHP-MSP est dissout.

Le Milli Nizam Partisi à la suite du coup d'État du 12 septembre 1980 est dissous par la Cour constitutionnelle. Cette fois-ci, Erbakan est arrêté et incarcéré à la prison d’Izmir Uzunada pour activités et propos anti-laïques notamment pour avoir donné une interview au journal Milliyet en 1973 où il critiquait la réforme sur l’habillement d'Atatürk. Il sera frappé d’une interdiction d’exercer des activités politiques pendant dix ans. Mais cette interdiction ne sera levée qu’en 1987, et à la faveur du référendum organisé le 6 septembre 1987, il revient en politique. Il est nommé à l'unanimité président du parti lors du congrès du Refah Partisi, fondé en 1983. Aux élections du 20 octobre 1991, il est de nouveau élu député de Konya. Lors des élections de 1995, à tête du Refah Partisi, qui a recueilli 21,37% des voix lors de ces élections.

Il est devenu le premier parti avec 158 députés. Après ces élections, il prend ses fonctions de Premier ministre le 28 juin 1996 dans le gouvernement Refah Partisi qu'il forme avec le DYP.

Milli Görüş étend ses tentacules

L’Occident se méfie du Milli Göruş et non sans raison, car en 1991, Necmettin Erbakan déclarait à Ludwigsburg, un discours aux accents douguiniens : « Les Européens sont malades… Nous leur donnerons les médicaments. L’Europe entière deviendra islamique. Nous conquerrons Rome. »

Une déclaration qui n’est pas sans rappeler le célèbre poème de Ziya Gökalp (1876-1924), nationaliste qui fut écarté par Mustafa Kemal en raison de son panturquisme et qui affirmait : « les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques et les mosquées sont nos casernes les croyants nos soldats. Cette armée divine garde ma religion »

Le Milli Göruş chapeaute au total 71 mosquées, 286 associations, 11 établissements confessionnels et compte 19 000 membres en France. En matière de siège social, elle a implanté son siège régional à Vénissieux, en 2013 et le siège européen est implanté à Cologne en Allemagne. Lors de l’édification de la mosquée de Strasbourg, qui doit son nom à Abu Ayyub al-Ansari, appelé par les turcs Eyüp Sultan qui fut l’ un des compagnons du prophète Mahomet, tombé lors du premier siège de Constantinople, la polémique autour du Milli Göruş a fait sa réapparition. Le nom de la mosquée allie à la fois la religion et l’empire ottoman.

Lors d’une commission du Sénat sur la radicalisation en France, l’inquiétude sur le Milli Göruş était due à l’entrisme de l’État turc : « L’État turc déploie une stratégie d’influence visant à asseoir l’emprise des turcs sur une partie du territoire, particulièrement en Alsace, et particulièrement à Strasbourg, avec la construction de la grande mosquée du Milli Görüş, l’installation de la très puissante Ditib, et de l’école Yunus Emre, le projet d’ouverture d’une faculté́ de théologie islamique dépendante de l’université de Marmara (...) tout cela marque la volonté d’emprise politique, via la religion, d’une puissance étrangère sur le territoire, l’objectif étant de tenir en main la diaspora turque.»


Les autorités y voient une intrusion de la Turquie dans les affaires françaises, et pose clairement le problème de la mainmise de la Turquie sur la population musulmane. Quant à la DITIB mentionnée dans le rapport, a été créée le 3 mars 1924 par la loi no 429 sur ordre de Mustafa Kemal lui-même, afin de permettre au pouvoir d’exercer un droit de regard sur la religion. D’ailleurs, l’article 136 de la Constitution turque stipule clairement que la DITIB doit respecter la laïcité et ne pas se mêler de politique. Par conséquent la France, ou d’autres pays européens possèdent un levier juridique permettant de limiter l’ingérence supposée ou réelle de la DITIB.



Conclusion

Le site de Milli Göruş a gommé le rôle politique de la confédération, ainsi que le nom de son fondateur qui n’a jamais été favorable à la laïcité, ni même à l’Occident et à sa culture qu’il jugeait décadente. Héritier de la Synthèse turco-islamique, le mouvement revendique les valeurs typiquement turques et d’Asie centrale, comme la référence constante au passé prestigieux des Turcs, la référence aux stèles de l’Orkhon qui sont l’acte de naissance du peuple turc en Asie centrale est pour eux, la référence. Ils n’ont pas conséquent que faire des valeurs occidentales jugées pour eux comme pernicieuses car la perte de l’empire est perçue comme un complot des nations maçonniques contre l’identité ottomane.

Le Milli Göruş prône les valeurs propres à l’islam et à la Turquie-ottomane et ne fait aucune place aux valeurs de la République.


 

Bibliographie


Anciaux, R, Islam, état, laïcité : le cas de la Turquie dans sa perspective historique

L’avènement du régime kémaliste et la rupture avec l’ordre islamique, In : Civilisations, pp. 27-50, https://doi.org/10.4000/civilisations.3456


Du Gardin, C, La menace turco-islamiste en France. Enjeux & perspectives, In : Conflits, 15 décembre 2021.


Suignard, M, La Confédération islamique Millî Görüs est considérée comme un agent infiltré de la Turquie par le gouvernement, ce dont elle se défend, assurant être indépendante, In : France info, 3 mai 2021.


Toprak, B, Un nouvel horizon de l’identité Turque : La synthèse turco-islamique, In : CEDEJ,1992, pp. 165-171


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